Avec City Hall, Frederick Wiseman se fait l’auteur d’une nouvelle et importante œuvre.
Cette fois-ci, il étudie le fonctionnement politique de la mairie démocrate de Boston, ville prolifique du Massachussetts qui s’est faite ces dernières années le miroir d’une démocratie participative quasi expérimentale, en marge de la gouvernance Trump qui avait métamorphosé l’image du pouvoir étasunien. Ce City Hall est un film impressionnant par sa forme – 4h30 sur un sujet resserré et pourtant immensément dense – mais surtout pour ses visions multiples de la philosophie politique.
Il est étonnant, contre un cynisme ambiant, mais aussi face aux précédents ouvrages du cinéaste (lui qui étudiait les conséquences, terribles, de l’agriculture intensive dans son précédent film Monrovia, Indiana en 2018), de se retrouver face à ce film qui analyse une politique fonctionnelle, et qui donne matière à en espérer une vertueuse. En plus de sa focalisation sur les mécanismes administratifs de la ville de Boston, le réalisateur américain prend le parti pris idéologique de témoigner du potentiel actif de la démocratie, contre la tendance de faire du parti démocrate le terreau de « dérives identitaires », et en faveur d’une pensée collective du mouvement politique.
Un débat sur la démocratie
Ce qui passionne, au sortir du film, c’est qu’une fois de plus Wiseman arrive, au départ d’une herméneutique de l’institution locale, à travailler un débat universel. Le débat sur la démocratie n’a rarement été aussi ardent ; nous ne sortons pas encore, en France, de la crise qui a mis sur la sphère publique des enjeux démocratiques et sociaux tournant autour des questions de démocratie participative, référendum d’initiative populaire, ou gestions autonomes.
Dans City Hall, cela se manifeste, d’abord, par une indépendance vis-à-vis de la capitale – à peine nommée, avec la figure de Trump en grande absente du film, ombre planante et sciemment mise de côté –, puis par la philosophe populaire de son maire (au sens le plus strict du terme, lui-même fils d’ouvrier) qui se contamine dans chaque carreau du film.
L’architecture par les corps
C’est un film ultracontemporain. Le maire Marty Walsh, passionnant « personnage » principal de City Hall, mit fin, en mars dernier, à son mandat afin de rejoindre, en tant que secrétaire au travail, le gouvernement du nouvellement nommé Joe Biden. Le montage rythme l’étude du film par les nombreuses séquences de discours de Marty, qui fait, sans s’arrêter, preuve d’un puissant charisme pédagogique, s’expliquant lui et le travail de ses administrateurs à des publics multiples (une maison de retraite, au micro d’un journaliste un jour de match, dans un commissariat).
Le maire devient un motif de cinéma, multiplement décliné au travers des nombreuses capsules qui composent le film, et, si le portrait qui en est fait est laudatif, cela ne se fait non pas par le biais d’une hagiographie complaisante de la politique de la ville de Boston, mais grâce à une explication par la démonstration mécanique et plastique de son fonctionnement.
Une esthétique soignée
À ce titre, le film exploite à merveille l’architecture toute de béton de l’hôtel de ville, faite d’une myriade de fenêtres toutes répétées les unes aux autres, et des enjeux éthiques, esthétiques, et sociaux liés à la pensée brutaliste (nous vous renvoyons au livre de Peter Collins, Splendeur du béton, qui retrace la dynamique du béton à travers l’histoire jusqu’à son usage à pensée éthique) qui sont exploités par la mise en scène et dans les discussions internes au film.
City Hall est dans la poursuite d’un travail de composition d’une vision organiciste d’une ville ou d’une institution, qui depuis longtemps travaille son cinéaste – c’était, dans In Jackson Heights (2015), le portrait protéiforme d’un quartier de New-York au travers des débats de ses communautés associatives, mais des projets plus anciens témoignent aussi des bribes de cet idéal, Highschool (1968) ou Near Death (1989), qui, déjà à Boston, se focalisait autour d’un service de soins intensifs et essayait d’en restituer le mouvement, de construire le portrait d’une institution qui existe grâce à la polyphonie des sensibilités individuelles.
L’anthropologie participative
Si le projet derrière City Hall est typique de son auteur, cela n’en fait pas « un parmi d’autres », ce ne peut jamais être considéré comme d’un film qui n’est que la répétition d’un processus qui se répéterait sur des sujets différents. C’est parce que la qualité première et essentielle de ce film est que la forme et la mise en scène du cinéaste s’insémine puis se confond dans l’ambition de son sujet.
Ainsi se comprend le lieu du city hall, cette salle communale qui est le centre macrocéphalique de toute la capitale du Massachussetts, essentielle sous la direction de Marty Walsh parce qu’elle renvoie, par métonymie, à la vertu d’une politique de démocratie participative concentrée sur la parole et la discussion de ses nombreux actifs. Parce que si la langue du maire est riche et passionnante, elle frappe d’autant plus qu’elle est mise de côté, volontairement rendue plus discrète dans la deuxième moitié du film au profit d’une écoute attentive au nombreux acteurs hétérogènes – politiques ou non – de la ville.
Les édiles de la table ronde
C’est qu’en effet le film tend à retranscrire l’aspect ultra-collectif d’une ville dont toute décision se fait dans la considération de la pluralité d’opinions et d’administrateurs. L’une des grandes surprises du film est dans l’ampleur des employés de la mairie, qui, très loin d’être présentés comme des fonctionnaires fantoches utiles à la représentativité, sont tous captés dans leur intelligence et dans leur pertinence dans le débat général de la ville.
En témoigne ainsi le rond de table permanent, long, rythmé par un montage qui davantage restitue une respiration réelle des débats qu’un sabotage de la lenteur nécessaire de l’oral – l’auteur déclarait (dans les Cahiers du cinéma n°769, lors d’un entretien avec Charlotte Garson) qu’il ne pouvait se permettre de couper la moindre discussion, et que jamais ni ses micros (dont il en est lui-même l’opérateur, témoin de l’importance qu’il donne à la parole, et dans la tradition de l’oralité d’une recherche en socio-anthropologie dont il hérite) ni sa caméra n’étaient jamais à l’arrêt lors des réunions, faisant de son montage final le résultat d’une heure de film pour trente heures de rushs, pour le résultat final d’un film d’une durée de 4h30.
Une mise en scène documentaire
Cela se concrétise, dans le film, par une mise en scène documentaire passionnante à partir d’un sur-cadrage autour d’un débat sur l’installation d’un dispensaire de marijuana dans un quartier sensible de Boston – sujet clivant et qui polarise des avis souvent déterminés et contradictoires – qui prend soin de restituer et de considérer chacune des sensibilités, ce qui permet a minima de témoigner de la largeur du sujet, mais surtout de restituer la complexité d’un débat publique qui n’est pas le propre de l’unique salle de réunion, et infuse par l’ultra-local une pensée de l’ensemble.
C’est pour cela que l’image éternelle de City Hall ne va pas être celui de sa mairie, mais de cette table autour de laquelle se réunissent les fonctionnaires et leurs identités : le microcosme de la réunion a une fonction macroscopique, parce qu’elle touche au mouvement universel du discours entrain de s’écrire.
Il est évident que les prémisses du film peuvent effrayer son spectateur – un documentaire de 4h30 sur la mairie de Boston -, mais c’est sans rappeler les qualités primaires du cinéma de Wiseman : le montage est fluide, la parole est passionnante. Aucun ennui ne se fait ressentir. Face à une difficile distribution du film en salles, d’autant plus freinée par le contexte sanitaire qui a vu nos salles françaises s’éteindre pendant plus de six mois, la réussite publique du film en a forcément pâti : n’ayez crainte, toutefois, de prendre le temps d’aller le voir. S’il ne fallait nommer qu’une seule certitude, c’est que City Hall est un film majeur et politiquement engagé, autant pour un auteur d’une filmographie mature de soixante années d’expérience dans sa discipline, que pour son importance dans le débat démocratique actuel.
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