Retour sur la décennie qui a permis à Denis Villeneuve de passer de jeune prodige des critiques canadiennes à cinéaste vedette à Hollywood.
Polytechnique, six millions de dollars de budget, moins de deux millions de recette. Dune, quatre-vingt-dix-sept millions de budget annoncé, et l’une des plus grosses promesses en termes de science-fiction pour la décennie à suivre. Ce qui sépare ces deux films, réalisés par le même Denis Villeneuve : dix ans de cinéma, et six longs métrages.
Dix ans, six films
Avant 2010, Denis Villeneuve a réalisé trois films : Un 32 août sur terre, Maelström et Polytechnique. S’ils bénéficient d’un succès critique assez important, parfois même à l’international, leur rayonnement est surtout canadien, voire même principalement local (sur les presque deux millions de recette pour Polytechnique, plus des trois quarts proviennent des entrées effectuées au Québec).
Pour cause, le cinéma de Denis Villeneuve est québécois, dans sa langue, déjà, avec son français local, ou son mélange avec l’anglais, mais dans ses sujets également, puisque Polytechnique revient sur la tuerie de l’Ecole du même nom de Montréal en 1989.
Des débuts flamboyants
C’est donc en 2010 que le réalisateur sort son Incendies, adaptation de la pièce du même nom de Wajdi Mouawad. Présentée à la Mostra de Venise, nommée à l’Oscar du meilleur film en langue étrangère, et plébiscitée par la presse américaine, cette œuvre bouleversante fait connaître le réalisateur dans la sphère hollywoodienne. A partir de là, tout s’enchaîne. Denis Villeneuve sort en 2013 le cryptique Enemy, et le sombre Prisoners, dans lesquels il fait notamment jouer Jake Gyllenhaal, alors en pleine période de films indépendants (il tiendra le premier rôle de Night Call, ou Nightcrawler en version originale l’année d’après).
C’est également à ce moment qu’il débute sa collaboration avec le directeur de photographie Roger Deakins pour Prisoners, d’ailleurs nommé à l’Oscar de la meilleure photographie. Cette collaboration, même si elle n’est effective que pour trois films, profite grandement à la réputation de Denis Villeneuve et à sa mise en scène jugée froide, épurée et contemplative, quel que soit le genre auquel s’attaque le cinéaste. En 2015, il présente à Cannes son dernier thriller, Sicario, qui vaut de nouveau à Roger Deakins d’être nommé à l’Oscar de la meilleure photographie.
Un véritable auteur
Mais, selon ses propres dires [i], Villeneuve souhaite, une fois arrivé à Los Angeles après le succès d’Incendies, profiter de sa notoriété nouvelle pour faire du cinéma qu’il ne pouvait réaliser à Montréal. Son objectif est de mettre en scène un film de science-fiction, lui qui se sent définitivement tourné vers le cinéma américain. Lui sont donc proposés plusieurs scénarios, parmi lesquels une nouvelle de Ted Chiang, L’Histoire de ta vie. Le cinéaste canadien décide d’en faire une adaptation et sort en 2016 Premier Contact. C’est un succès, inédit pour le réalisateur, à la fois critique et commercial. Le pari est réussi, et Villeneuve entame sa période science-fiction.
Pour autant, il n’abandonne pas ses habitudes de réalisation qu’il a développées avec ses thrillers, ce qui lui donne une patte très reconnaissable. Avec lui, le calme, lent et majestueux, précède l’explosion, visuelle et sonore. Au-delà de ça, il est difficile de mettre des mots sur la réalisation de Denis Villeneuve. Son tournant hollywoodien a certes emmené une certaine majestuosité à ses cadres, son style ne prend que rarement le pas sur son sujet. Une mise en scène souvent sobre, qui, à l’instar du britannique Christopher Nolan, rebute parfois les spectateurs.
La science-fiction au coeur
Car chez Villeneuve, c’est l’intrigue et les thèmes qui priment. Parmi ceux-ci, la quête de l’identité. Souvent en filigrane (Louise Banks, perdue entre souvenirs et avenir dans Premier Contact), parfois bien plus explicite, (la quête de Jeanne et Simon dans Incendies), elle trouve, avec le dernier film de Denis Villeneuve, sa consécration.
En se réappropriant les thématiques dickiennes, le cinéaste profite de la suite du culte Blade Runner pour exprimer cette quête identitaire dans des retranchements passionnants, puisqu’il met en scène un androïde (un Réplicant, pour conserver le vocabulaire du film) s’interroger sur sa possible nature humaine. Blade Runner 2049 est donc le dernier film en date de Denis Villeneuve, et confirme la trajectoire du réalisateur comme cinéaste de science-fiction aux projets ambitieux. C’est par ailleurs avec ce film que le duo Villeneuve-Deakins atteint sa consécration, offrant au chef-opérateur maintes et maintes fois nommé son premier Oscar de la meilleure photographie.
Le réalisateur de la décennie ?
Pourtant, malgré cette décennie folle, il faut bien préciser que Denis Villeneuve est loin de faire l’unanimité. Si son cinéma est souvent loué et considéré comme l’un des meilleurs d’Hollywood, ses réalisations connaissent souvent des résultats au box-office décevants, quoique globalement en progression.
Si ses productions ont parfois des airs de blockbuster (le budget de Blade Runner 2049 atteint 150 millions de dollars, soit le budget de Wonder Woman ou de Mad Max : Fury Road, mais explose à plus de 225 millions si l’on prend en compte le budget marketing), leur forme (plus lente, moins spectaculaire) se démarque en partie, réduisant les chances de succès en salle.[ii]
Décrié par le presse française
Mais même chez les critiques, Denis Villeneuve ne convainc pas tout le monde. Toutes ne louent pas son travail, à l’image des Cahiers du Cinéma qui, excepté pour Premier Contact, demeurent sévères. Et même si le réalisateur est sacré « meilleur cinéaste de la décennie » par la Hollywood Critics Association (une association de critique américaine récente), on peine à le retrouver dans le haut des classements, surtout en France.
Là est tout le paradoxe de Denis Villeneuve : pas assez hollywoodien pour le grand public, peut-être trop pour la critique. Certains jugeront scandaleux que ses films puissent ne pas plus exploser en salle, quand d’autres considéreront au contraire infondé le succès dont il semble tout de même faire preuve. Le réalisateur peine ainsi à trouver sa place, mais enchaîne pourtant les projets de plus en plus ambitieux ; en témoigne son Dune, prévu pour cette année, et son casting monstre, qui, peut-être, précisera le statut du réalisateur : génie incompris, ou imposteur hollywoodien.
Notes :