Annette fait l’effet d’une déflagration dans le cœur comme dans l’esprit du spectateur et de la spectatrice qui parvient à se laisser embarquer dans le maelstrom dirigé d’une main de maître par Leos Carax.
Formuler une pensée construite et cohérente autour d’un film comme Annette s’avère être un exercice extrêmement difficile, tant les sensations éprouvées à l’issue de chaque nouveau visionnage semblent similaires en tous points à celles provoquées par le sentiment amoureux. Si ce sentiment demeure impossible à expliquer rationnellement, il paraît donc absolument naturel que notre amour pour le dernier-né de Leos Carax échappe malgré nous à toute tentative de rationalisation.
Fruit de la collision entre le génie cinématographique de Carax et le génie musical des Sparks, Annette est un opéra-rock, aussi tragique qu’extatique, mettant en scènes les affres d’un couple formé par Ann Desfranoux (Marion Cotillard), soprano renommée, et Henry McHenry (Adam Driver), comédien acclamé. Bien qu’ils scandent à qui veut bien l’entendre leur amour inconditionnel (« We Love Each Other So Much » nous trotte encore en tête), Annette ne raconte finalement rien d’autre que le délitement d’un couple incompatible et d’un prétendu amour perverti par la jalousie et la violence perpétrée par un homme ayant oublié d’être humain, et dont l’arrivée – pourtant célébrée – de la petite Annette parachève l’issue tragique.
“So… may we start ?”
Les spectateurs ont été avertis, le silence doit être de mise. L’image est calibrée, les guitares et les micros branchés, le spectacle peut enfin commencer. Dans un élan semblable à celui des premières minutes d’Holy Motors (2012) – où Carax himself sortait de sa torpeur afin de pénétrer dans une salle de cinéma où les spectateurs sont aussi endormis –, le maestro donne le ton : il sera celui qui sortira le Festival de Cannes et son public de sa période d’hibernation. Ce plan-séquence d’ouverture – dont la dimension réflexive renvoie malicieusement à la facticité du dispositif fictionnel, où tout n’est que spectacle –, brille en tant qu’introduction à l’univers baroque du film.
Annette, à travers une partition musicale imaginée en amont par The Sparks puis retravaillée avec Carax, a la particularité de développer son propre langage. Le film tente ainsi de s’affranchir des codes inhérents au genre de la comédie musicale en transformant le chant et la musique en véritable langage. Il n’est plus question pour les acteur⸱ices de chercher la performance à chaque numéro de chant – la danse n’existe pas dans Annette –, car l’omniprésence des lignes et répliques chantées, pour la majeure partie en live, permet la construction de cette nouvelle langue dont les imperfections contenues dans les trémolos de la voix d’Adam Driver précisent la dimension humaine.
Séparer l’homme de l’artiste
En plein cœur de l’ère #MeToo – car oui, cette ère est loin d’être terminée – et de libération de la parole des femmes, Annette pose en sous-texte la question des limites entre l’artiste et son art. Le personnage d’Henry McHenry cultive systématiquement l’ambiguïté quant à l’inspiration de son one-man-show, dont chacune des représentations semble traduire les sombres desseins. Jugé provocateur et irrévérencieux par son public et la critique, il entretient un véritable flou quant à sa persona publique et son comportement dans l’intimité. Plus le film progresse, plus les frontières entre ces deux Henry tendent à disparaître. La violence contenue dans son art s’exprime alors autant physiquement que verbalement, atteignant son paroxysme lors d’une tempête en mer qui métaphorise la toxicité de la relation entre Ann et Henry.
Annette se démarque par ses nombreux parti-pris de mise en scène, si représentatifs de l’imagerie caraxienne. Le choix de représentation de la Annette éponyme – dont nous garderons le secret intact pour préserver les spectateur⸱ices n’ayant pas encore vu le film – dessine avec intelligence la métaphore d’une enfance instrumentalisée par une autorité paternelle avide de gloire et de reconnaissance.
Un sentiment de culpabilité
Bien que le scénario d’Annette fut imaginé par Ron et Russell Mael avant que Leos Carax ne soit partie prenante du projet, il semble pourtant difficile de nier la dimension autobiographique contenue en son sein. Dédié à sa fille Nastya – issue de la relation entre Carax et l’actrice Katerina Golubeva -, aperçue lors d’un long plan auprès de son père dans la première séquence du film, Annette semble empreint d’un certain sentiment de mélancolie mêlé à la culpabilité.
Lors de l’ultime séquence du film mettant en scène une confrontation déchirante rythmée par Sympathy for the Abyss, Henry – dont la tache rouge qu’il arbore sur la joue semble signifier cette culpabilité qu’il porte jusque dans sa chair – s’érige en un simulacre du réalisateur, à qui il emprunte ces caractéristiques capillaires si distinctives.
Neuf ans séparent Holy Motors – d’ailleurs dédié à Katerina Golubeva – d’Annette, auréolé du Prix de la Mise en Scène à Cannes. La frustration générée par cette absence excessivement longue, semble être libérée par Carax à travers le grandiose et le spectaculaire qui irriguent chaque plan de son œuvre. Spectaculaire, c’est bien ce qui définit le mieux Annette, en témoigne cette séquence hallucinante menée par Simon Helberg, lorsque le tourbillon d’émotions qu’il s’efforce de contenir se déchaîne à travers le grandiose de la performance d’un orchestre.
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