Atypique et très dense, After Blue ne confie pas facilement ses clefs et s’assure de rester perché à distance suffisante de la Terre. Cependant, une fois digéré, il se révèle passionnant et particulièrement généreux.
Pour son deuxième long-métrage, après l’île des Garçons Sauvages (2018), Bertrand Mandico atterrit sur la planète After Blue. Sur une toile de fond mêlant western et science-fiction, le film relate l’histoire de cette mystérieuse planète colonisée par une société composée uniquement de femmes. Là, tout est à construire. Des petites communautés sont installées avec leurs propres règles mais la justice et la sécurité laissent encore à désirer. C’est dans ce contexte que Roxy (Paula Luna), adolescente fougueuse et aventureuse, libère innocemment une dangereuse criminelle nommée Kate Bush. En guise de punition, elle sera envoyée aux côtés de sa mère (Elina Löwensohn) dans une expédition à travers les terres hostiles d’After Blue pour la retrouver et la tuer. Mais c’est avant tout une traversée du désir et de la tentation qui les attend.
Après le bleu
L’After Blue de Mandico c’est sa vision de l’après : après la planète bleue, le renouveau de la civilisation dans un tout nouveau monde où l’on se refuse à retomber dans les erreurs du passé. Mais aussi après le bleu, qui selon certaines thèses scientifiques serait la dernière couleur que l’on voit à sa mort, un point de départ thématique et esthétique pour Mandico. Mais le postulat du film n’est pas une fin, c’est un entre-deux, le début de quelque chose qui n’est pas encore commencé, l’exploration d’une terre non apprivoisée dont les codes semblent encore bien loin des personnages qui y vivent, et à des années lumières du spectateur qui les observe.
Bertrand Mandico nous entraîne avec lui dans une capsule inédite, emprise de sa vision si singulière du monde et de ses influences propres, un univers qui ne s’apparente à rien de ce que l’on connaît, et où tout semble se trouver coincé au sein même d’une frontière inaccessible, entre la vie et la mort, entre les genres.
Fusions et ruptures
Le film joue continuellement sur nos perceptions à l’aide d’un travail remarquable sur la photographie, la lumière et les décors exposant des paysages d’une beauté atypique fournis de couleurs irréelles qui semblent portées par les vents et les brouillards. Mais aussi le travail sur le son, partie intégrante de la patte Mandico, qui privilégie les enregistrements en post-production aux prises de son en direct. En résulte alors une sensation de déconnexion avec l’action, une nouvelle manière de jouer pour les comédiennes qui peut déconcerter, voire paraître bancale et non maîtrisée. Pourtant, ce parti pris contribue à installer une ambiance étrange et inconnue à un film qui pourrait bien provenir de la planète dont il brosse le portrait.
Dans la même logique, la perception du temps sur After Blue est elle aussi perturbée et, avec elle, celle du réel. Les rythmes varient, beaucoup de choses peuvent se passer en peu de temps, des relations peuvent évoluer très vite, et parfois on contemple, on se regarde, on s’embrasse, et on ne sait plus vraiment si l’on avance ou non. Le montage habille ainsi l’histoire d’un flottement doux qui semble épris de l’intériorité des personnages. On ressent ainsi leurs attentes, leurs désirs et on se perd avec eux entre hallucinations et réalité.
Voyager avec After Blue
L’histoire s’appuie sur un schéma d’apparence classique, on suit un voyage initiatique dont l’objectif final n’en est pas l’intérêt premier. Bien que la narration soit inhabituelle, elle fonctionne et parvient à s’adresser au spectateur grâce à l’introduction d’un monde complet en lequel le réalisateur croit sincèrement. Tout ce qui le caractérise lui est propre si bien qu’il nous est possible de visualiser After Blue, reconnaître ses paysages, ses créatures sublimes. Par ailleurs, la caractérisation des personnages est très puissante ; bien que leurs intérêts et leurs façons de penser s’éloignent de nos habitudes, ils semblent réels, on s’y attache comme l’on s’attache à After Blue qui s’impose rapidement comme un personnage principal qui communique avec les autres.
Partant pourtant de bases confortables ancrées dans l’imaginaire collectif, After Blue parvient, à travers le mélange et la distorsion de leurs codes, à créer quelque chose d’unique radicalement éloigné de toute réalité humaine. L’humanité de la Terre n’y est qu’un lointain souvenir incarné dans des références détournées. Elle a existé, mais on ne sait plus ce que son souvenir signifie.
Ainsi, Bertrand Mandico nous présente ici une véritable proposition, dans le sens le plus strict du terme, dans laquelle il ne cesse d’expérimenter et de chercher des alternatives aux codes narratifs, esthétiques et techniques. Le film peut laisser les spectateurs sur le côté mais ne peut laisser indifférent. Par ses nombreuses idées surprenantes, sa fraicheur et le trip sensoriel qu’il propose, au seuil de la synesthésie, After Blue vaut définitivement le coup d’œil, et ce pour tout type de spectateur curieux, averti ou non.
Critique très pertinente, bon équilibre entre l’analyse technique et le ressenti. On sent la passion qui anime ce texte. Une passion contagieuse qui donne envie ce film. Et l’ayant vu je ne peux que le conseiller à tous ceux partants pour une expérience atypique!