Sorti une première fois à titre posthume et de façon malheureusement trop confidentielle sur le sol français, le dernier film de l’iranien Abbas Kiarostami – mort il y a quatre ans déjà – est le témoin idéal d’un cinéma qui n’a eu cesse d’en expérimenter les possibilités esthétiques et techniques. Pourtant, ne nous méprenons pas : 24 Frames n’est pas le dernier film qu’on fantasme pour un cinéaste de cette envergure. Ce n’est ni un testament tragique, ni une œuvre totalisante, chef d’œuvre qui viendrait conclure une somme magistrale – non, il s’agit d’un essai mineur, résultat d’expérimentations narratives, visuelles et sonores, et qui n’en demeure pas moins un film aux enjeux esthétiques majeurs.
Le réalisateur part d’un concept déroutant de simplicité mais qui lui permet d’explorer les pouvoirs de captations et de sidérations de son travail. Ce point de départ se trouve dans le principe matriciel même de l’outil cinématographique – c’est-à-dire une technique de captation du mouvement conçu en vingt-quatre images par seconde –, à la différence qu’il en étend la grammaire essentielle pour en proposer une lecture deux heures durant. Le film est structuré, ainsi que l’annonce son titre 24 Frames, par vingt-quatre cadres, vingt-quatre plans fixes de cinq minutes et autant de présences tout en variations. Chaque frame fonctionne comme une improvisation autour de photographies prises par le cinéaste avant le tournage, des natures figées pour lesquelles – c’est une annonce faite par Kiarostami lui-même en préambule au film – il décide d’en inventer l’avant et l’après. Ce que révèle chacun de ces cadres, c’est une prolifération de différents régimes d’images – synthèses numériques, négatifs argentiques, animation expérimentale – qui viennent habiller ces avants et après. C’est là le témoignage essentielle de ce film : la relecture de la grammaire première du cinéma passe par une compréhension de la diversité des outils qui en font son langage actuel. Nul besoin de préciser, alors, que la posture de Kiarostami n’est pas réactionnaire, jamais tournée vers son passé : il conscientise l’historicité et le mouvement de plus d’un siècle d’histoire du cinéma, pour en manifester la brûlante contemporanéité.
Chasseurs dans la neige
Le premier cadre triche, et rompt l’annonce faite par le réalisateur avant que ne démarre la première frame. Ce n’est pas une photo prise par le réalisateur qui constitue le premier cadre en mouvement, mais la bien connue peinture de Brueghel Chasseurs dans la neige, déjà sur-appelée et commentée par le cinéma contemporain – on pense bien sûr aux errances de Tarkovski et aux apparitions de Lars von Trier –, mais qui ici se permet d’en subvertir l’usage commun : Kiarostami part du plat relief de la peinture et en active le mouvement, la possibilité cinématographique. Le tableau s’active, et, comme dans pour rejoindre le mouvement originel du cinématographe perçu comme le symbole de la perfection de la machine lors de la seconde révolution industrielle, fait sortir la fumée des cheminées du tableau, analogue à celle d’une locomotive, symbole désuet de la modernité technique et première image captée dans un ouvrage de cinéma. La trans-historicité du film de Kiarostami s’établit ainsi dans ce premier bête effet d’animation, en créant un pont entre un long héritage pictural et les premiers pas balbutiants du cinéma.
L’écoulement du temps est une question essentielle du film. Fait rare dans le film, la conscience du temps qui passe est un élément constitutif de sa narration – chaque plan étant réalisé dans un temps préalablement fixé, l’apparition du numéro de la frame entre chaque scénette incluse au visionnage la sensation du temps qui a passé et qui reste à passer avec le film. Une façon pour le cinéaste de faire effet de transparence, et d’inviter son spectateur à penser le mouvement dans l’apparente âpreté de l’écran. Ce rapport au temps se fait surtout de façon plus explicite lorsqu’il se lie au processus de création même du film, en particulier dans cette dernière et bouleversante frame du film lorsque la table de montage du cinéaste s’ouvre et révèle le temps de l’écriture – d’une langue propre à l’artisan de cinéma –, tout en acceptant, par ce dévoilement des outils numériques et du temps qui s’écoule par ses fenêtres (enchevêtrant toutes les manières d’être d’une fenêtre), le plein artifice de toute poésie.
Vingt-quatre fois cinq minutes de cinéma
Les compositions jouent avec l’idée même de frame, et restructure ses cadres de plusieurs manières. Dans la pure tradition picturale, c’est souvent une fenêtre, ce qui corrobore la pensée renaissante théorisée par Alberti : la finestra est un ajour sur l’histoire, afficher et révéler la présence du cadre n’a pas valeur d’enfermement mais au contraire de porte ouverte, qui atteste des possibilités mais aussi de la subjectivité du processus. L’inclusion de la fenêtre est simultanément le témoignage du regard du cinéaste, de son commentaire en train de se faire, et donc l’acceptation d’une mécanique, de la machinerie – apparemment considérable pour ce film, ce que la sobriété terminale du film ne permet pas de soupçonner –, tout en élargissant absolument le champ des possibles. Le secret se situe dans le hors-champ : tout ce que le cadre s’interdit de montrer est révélé par le temps, par des présences sonores, mais surtout par un effort d’immersion permis par la sidération initiale offert par le travail de mise en scène.
L’imagination active – du réalisateur combinée à celle du spectateur – est la clé de la puissance de 24 Frames, qui repense absolument la grammaire du cinéma à partir de sa source et en réutilisant ses mutations. L’imagination du cinéaste se superpose à celle du spectateur. Des éléments sonores viennent manifester une brutalité hors-champ – on pense à ces instants de chasses, qui sont des impensés du cadres mais qui existent par réactions sonores –, et des analogies entre les frames travaillent des ponts entre les plans, permettant au spectateur de s’y construire une narration interne. Certaines formes sont simplement libres, moments de grâces illustrés par des partitions musicales identifiables (un ave maria), tandis que d’autres travaillent plus explicitement les motifs poétiques, par exemple ces moutons attroupés derrière un arbre, protégés par un chien de berger œil fixé vers l’objectif. Il y a le refus manifeste de s’inscrire dans un cinéma complaisant de longs plans séquences nauséeux et vertigineux : jamais un plan fixe n’avait été aussi émancipateur que dans ce dernier essai de Kiarostami.
En vingt-quatre fois cinq minutes, ce qui est offert de plus précieux est au spectateur une permission de la contemplation, qui lui permet à son tour de retisser un rapport premier à l’image. Cela ne signifie pas que les cadres sont vides, que l’effort doit être du ressort du seul spectateur : la vitalité interne au cadre est brûlante, en contraste avec cette éternelle neige d’Iran, et l’ennui n’est pas permis. 24 Frames c’est juste un mouvement, une exploration du tissu cinématographique.
24 Frames est disponible en double-édition blu-ray et DVD chez Potemkine, avec un livre comprenant des photogrammes du film et une étude de l’historien du cinéma André Habib.