Pour Vivre et Chanter, son troisième film, Johnny Ma se place à la confluence entre le drame social et la comédie musicale, et opère un véritable retour aux sources de la culture chinoise.
Vivre et chanter : Dans la banlieue de Chengdu, mégalopole chinoise en constante mutation, Zhao Li (Zhao Xiaoli) est responsable d’une troupe d’opéra traditionnel. Leur compagnie vivote tant bien que mal de son art, au milieu des bulldozers et des tractopelles qui dévorent leur quartier. Lorsqu’elle reçoit l’avis de démolition de leur théâtre, Zhao Li préfère cacher la nouvelle à sa troupe…
Le théâtre chanté traditionnel chinois est un art datant du XIIe siècle, qui a traversé toutes les dynasties du pays jusqu’à nos jours. Au cinéma, il a notamment été remarquablement mis en scène par Chen Kaige dans son chef d’œuvre Adieu ma concubine, palme d’or en 1993.
Déjà, ce film montrait les dégâts de la Révolution Culturelle sur l’opéra, et la censure qui n’allait pas manquer de s’abattre sur lui. Très tôt, le Maoïsme s’est méfié du pouvoir évocateur de ce média sur les foules, et n’a pas hésité à en censurer les textes et les histoires, pour la plupart hérités de la longue culture féodale que le nouveau régime communiste voulait éradiquer.
La dernière séance
Johnny Ma montre donc des artistes qui sont les derniers survivants de leur lignée. Des chanteurs, danseurs, musiciens, qui travaillent dans des conditions de misère, au jour le jour, et devant un public de plus en plus rare, composé essentiellement de spectateurs du troisième âge. C’est comme s’il n’y avait plus d’avenir, sur la scène et dans la salle, pour ces anciennes forces vives du pays, devenues vieilles et improductives.
Ce vieux monde n’intéresse plus la République Populaire de Chine. Bientôt, ce lieu de divertissement, dernière source de joie pour ces retraités, sera un champ de ruine, condamné à la destruction par un programme immobilier vorace. « C’était la dernière séance, et le rideau sur l’écran est tombé » fredonne au loin Eddy Mitchell.
Le paradoxe chinois
Énièmes vestiges du « grand bond en avant », les vieux vont tant qu’ils le peuvent au théâtre, et les jeunes s’agglutinent sur leurs smartphones, dans des discothèques d’une ringardise toute occidentale. Cette jeunesse chinoise a été éduquée ainsi, reniant son passé pour vivre un futur, si ce n’est totalement américain, tout du moins uniforme.
Tel est le paradoxe chinois : le gouvernement central s’autorise à financer largement le cinéma hollywoodien (via le puissant conglomérat Wanda par exemple), mais dans le même temps, détruit littéralement son théâtre historique, son art premier. Tout le contraire de son voisin indien, qui à travers Bollywood, a mis sur pellicule son riche capital culturel.
Johnny Ma met en perspective la Chine des hauts buildings à la mode occidentale, qui se construisent dans le Sichuan, et la Chine du petit théâtre qui va être rasé. Si Vivre et Chanter montre avec réalisme la dureté de ce quotidien, sa réalisation s’autorise également des scènes surréalistes et épiques, lorsque la troupe s’anime et joue sa représentation. C’est du grand spectacle d’art vivant que l’on observe alors, et l’émotion provoquée nous prouve, si besoin, que cet art millénaire n’a pas pris une ride.
Le film développe alors une tendre et délicate réflexion sur l’émancipation, et le moment de s’affranchir de ses aînés. Faut-il rester fidèle à ses traditions au risque de périr avec ? Ou bien faut-il rejoindre la modernité, en renonçant à son passé ? C’est le dilemme de toute une troupe qui n’aspirait qu’à vivre et à chanter. C’est le dilemme de tout un pays.