Sorry, Baby de Eva Victor : Agnès en cinq chapitres

Lauréat du prix Waldo-Salt du meilleur scénario au Festival de Sundance 2025 et présenté en film de clôture de la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes : Sorry, Baby d’Eva Victor attise la curiosité.

Phénomène de l’humour Outre-Atlantique, connue notamment pour ses vidéos sur Twitter ou ses passages sur Comedy Central, Eva Victor rejoint la lignée des créatrices venues du web comme Anaïde Rozam et Issa Rae qui ont marqué les esprits par la puissance de leurs récits et leur jeu dans les films et séries auxquelles elles ont participé. Poussée par Barry Jenkins et sa boîte de production, Eva Victor réalise et se met en scène dans un premier long-métrage, Sorry Baby, qui offre l’exploration intime et poignante d’une femme en pleine reconstruction via le genre de la dramédie.

« Quelque chose est arrivé à Agnès (Eva Victor). Tandis que le monde avance sans elle, son amitié avec Lydie (Naomie Ackie) demeure un refuge précieux. Entre rires et silences, leur lien indéfectible lui permet d’entrevoir ce qui vient après. »

© Wild Bunch

Everything Everywhere All At Once

L’attente. Ce mot pourrait synthétiser une grande partie du propos de Sorry Baby. L’attente de la venue de Lydie, la meilleure amie d’Agnès, dont les phares de sa voiture viennent troubler la quiétude du long plan fixe sur la maison d’Agnès qui ouvre le film. L’attente face à un événement que l’on sent arriver mais contre lequel on ne peut rien faire. L’attente lorsque notre héroïne se rend dans une maison en pleine journée et n’en ressort que la nuit – un des moments les plus poignants du film grâce à un match cut fixe en trois fois sur la dite-maison qui permet de suivre l’évolution de la journée.

Cette attente se mêle à la mélancolie qui s’est greffée à la chair de notre héroïne. Le temps passe mais la blessure reste. “Three years is not that much time. It’s a lot of time but it’s not that much time” lui dira un personnage. Une phrase brillante qui se marie à merveille avec la structure narrative du film qui se divise en cinq chapitres. Futur, passé, présent et fragments de souvenirs, ou une manière intéressante de traiter la non-linéarité de la guérison et la perception difforme du temps que l’on peut ressentir.

You’ve got a friend in me

Mais dans le chaos, l’amour est salutaire. Dans le chaos, les amis nous épaulent et nous soutiennent. L’ancrage émotionnel se crée ainsi par la relation entre les personnages de Naomie Ackie et d’Eva Victor qui sont justes impeccables. Dès leur première interaction, on croit à cette amitié qui est née à l’époque universitaire et qui a traversé les âges grâce au travail (et talent) d’interprétation des deux actrices. Le naturalisme de la mise en scène et les sets colorés des décors contribuent à faire vivre la douceur de cette relation qui  nous émeut à plusieurs reprises. Que ce soit dans les moments de joie, les moments de peine ou les moments où l’empathie face à ce qu’a subi Agnès est absente.

Avec Lydie, Agnès semble (re)vivre. L’occasion pour le spectateur d’apprécier l’humour pince-sans rire du film, certaines séquences s’apparentant à des sketchs délicieux, le tout combinés à des dialogues délivrés avec un vrai bon tempo comique.

Cette amitié offre également un regard sur la vie des gens qui restent face à ceux qui partent. Agnès a choisi de rester dans l’environnement qui l’a rendu malade, ayant du mal à nouer des liens avec autrui (les hommes) tandis que Lydie travaille à New-York et va vivre un événement important : l’arrivée d’un enfant. Comme dans le film “Le Ravissement”, l’arrivée de ce bébé va ébranler notre héroïne, elle qui n’évolue pas au même rythme que sa (seule) amie. Et comme le disait si bien Iris Kaltenbäck : « Dans les amitiés fusionnelles, on vit plusieurs étapes de la vie ensemble et puis là, tout d’un coup, on ne sait plus exactement comment faire partie de cette amitié. » 

Sorry Baby
© Wild Bunch

Spleen et idéal

Le “défaut” du film est également sa plus grande qualité. Une fois les enjeux posés et le côté « ludique » de la transgression de l’espace-temps posé, Sorry Baby ne propose pas de soubresauts ou de péripéties qui viendraient élever l’intrigue. Mais quelque part, c’est cela qui a séduit l’auteur de ses lignes. Un refus de sensationnalisme qui se marie à merveille avec le fait d’agir par automatisme, de se faire balloter au gré du temps et des humeurs de chacun. C’est une manière intéressante de montrer à quel point l’aide envers Agnès se révèle cruellement insuffisante, que ce soit via un protocole médical paternaliste et froid (avec des relents de stéréotype sur la figure de la angry black woman) ou par un échange désincarné avec des femmes universitaires qui offre un constat glaçant.

Dès lors, on peut se demander si nous sommes suffisamment à l’écoute. Sommes-nous attentifs face à une Agnès qui culpabilise de ne pas penser à ce qui lui est arrivé tout en refusant de se définir uniquement comme une victime et qui souhaite recommencer à vivre ? En jouant avec le temps, le film joue également avec des détails qui, s’ils nous paraissent ordinaires ou neutres à première vue, peuvent avoir une signification plus forte au fur et à mesure que le film progresse et selon la temporalité des chapitres. Portes et fenêtres deviennent des lignes de fuite qui structurent l’image dans des effets de surcadrage, plaçant le spectateur comme observateur de l’ébullition interne d’Agnès. Ebullition qui prend sa forme finale dans un monologue émouvant.

À l’aide de sa narration fragmentée, Eva Victor offre une dramédie douce-amère au ton décalé. Sorry Baby est un récit de reconstruction, de sororité et d’errances sur la vie après un événement traumatique qui ne nous définit pas malgré les dommages laissés. Un superbe premier film.

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