Chaque fois ou presque, le Festival de Cannes récompense à son palmarès un film qui n’a aucune raison d’en être. Ces hallucinations cannoises se sont concentrées cette année sur Sirāt d’Oliver Laxe, avec le Prix du Jury.
Film sensoriel et épuré, Sirāt joue constamment sur la ligne fine entre vie et mort, contrôle et lâcher-prise. D’une rave anonyme dans l’impitoyable désert marocain, Oliver Laxe déroule une œuvre ample, cherchant à aborder toutes les grandes questions philosophiques… sans jamais plus qu’en effleurer la surface.
« Au cœur des montagnes du sud du Maroc, Luis (Sergi Lopez), accompagné de son fils Estéban, recherche sa fille aînée qui a disparu. Ils rallient un groupe de ravers en route vers une énième fête dans les profondeurs du désert. Ils s’enfoncent dans l’immensité brûlante d’un miroir de sable qui les confronte à leurs propres limites. »

Critiquer contre soi-même
Que dire quand on est critique et qu’un film nous laisse de marbre, voire nous agace ? Comment aborder une œuvre que l’on trouve à ce point ratée que les louanges qu’on lui tresse ailleurs, nous paraissent aussi incompréhensibles que lunaires ? C’est là toute la délicatesse de l’exercice de la critique de Sirāt.
Et pourtant, il faut bien y aller. Alors, que reste-t-il du film d’Oliver Laxe, au-delà des poncifs négatifs qu’on adorerait lui accoler par facilité ?
Un (si)ratage complet ?
Avant toute chose, Sirāt est une œuvre sensorielle. C’est le pari d’Oliver Laxe, qui retourne le procédé louable du « show, don’t tell » en « feel, don’t tell ». Au-delà d’une ambiance nécessairement pesante dans un désert où personne ne vous entendra crier, c’est surtout par la musique que le film cherche à provoquer des sentiments au coeur du spectateur. Et dans cette optique, rien de mieux que le genre de la musique de rave, dont tout l’objectif est de faire résonner jusqu’à l’âme de ceux qui l’écoutent, tant les basses sont profondes et le son est puissant.
Au fond, la quête des personnages principaux n’est qu’un prétexte au véritable propos du film, qui est de faire ressentir un voyage intérieur aux tréfonds des âmes en peine. C’est le chemin du Sirāt, ce pont qui relie dans l’Islam l’enfer et le paradis, et qui est si fin que l’on peut en tomber à n’importe quel moment si l’on n’est pas sûr de ses propres bonnes actions.
Dans le désert, le road trip halluciné de Luis, Estéban et leur bande devient de ce fait un chemin de croix au cours duquel on perd le sens du réel, si ce n’est lorsque l’on tombe. La mort, omniprésente chez Oliver Laxe, rappelle tout le monde à sa condition humaine quand même tout est fait pour l’oublier, de la perdition dans les dunes à l’écoute d’une musique si forte qu’elle empêche de penser.

Un désert filmé comme un plat pays
L’idée initiale de Sirāt est ainsi diablement excitante. C’est d’autant plus frustrant donc de voir comment Oliver Laxe la met en scène. D’une confondante platitude, la réalisation n’épouse ni les courbes du désert ni la folie de la musique, et se contente de montrer les évènements sans autre originalité que quelques plans larges de temps à autre. Mais ce qui marchait dans les dunes de Lawrence d’Arabie ne peut fonctionner dans une œuvre qui place en valeur cardinale l’aliénation des sens. Jamais on ne sent dans le road trip qu’est Sirāt un quelconque sentiment de perdition, et la caméra en est responsable bien plus encore que le scénario.
C’est d’autant plus surprenant que la mise en scène ne s’amuse même pas des possibilités offertes par les focales de la caméra. Dans Sirāt, tout est net et… rien n’est flou. Oliver Laxe ne prend jamais le risque de changer de distance de focale, de corrompre son image comme l’aventure corrompt l’esprit des personnages. Il n’y a dans sa réalisation aucune aspérité qui vienne appuyer un propos qui en perd grandement en puissance évocatrice.
On pourrait comparer cette frustration à celle qui a accompagné, dans l’histoire du cinéma, le passage de la pellicule au numérique, quand les images se sont lissées et ont perdu ce grain qui faisait leur originalité. Ici, Sirāt fait à son échelle la même erreur, et c’est tout le château de cartes du film qui menace de s’effondrer.
Sans aucun souci… philosophie
Au cinéma, nous avons tendance, critiques comme spectateurs, à parfois privilégier le scénario à la mise en scène. Parce que ce qui se dit et s’entend, est toujours plus facile à décortiquer que ce qui se montre. Nombreux sont les films dont la plate réalisation n’a pas entamé le crédit tant le scénario, voire le propos, peuvent être forts.
C’est ici que se sont fondés tous nos espoirs pour Sirāt, qui promettait, surtout dans sa deuxième moitié, un vertige philosophique. Avec son œuvre, il est évident qu’Oliver Laxe cherche à atteindre une sorte de théorie du tout. C’est sans compter toutefois la vacuité de sa réflexion, qui effleure les grands sujets tel un bachelier roublard en épreuve de philosophie, sans jamais en tirer autre chose que de la prétention. Car prétentieux, Sirāt l’est. Déjà, dans la manière qu’a le film de vouloir choquer. Comme un savant qui atteint le déclic et crie « Eureka », Oliver Laxe utilise la mort pour faire passer son message. Mais quand celle-ci n’est là que pour faire avancer artificiellement le récit ou changer la personnalité des protagonistes sans s’embarrasser de véritable développement scénaristique, tout le procédé tombe à l’eau.
Mad Laxe
Choquer pour choquer n’a que rarement l’effet recherché. Et de chocs, si Sirāt en est rempli, la plupart ne sont que gratuits. Aucune des morts, aucun des moments forts n’a de vision autre que de provoquer. Là est toute la facilité d’une mise en scène qui s’épargne de vraiment réfléchir. Au fond, n’est-ce pas une perte de temps quand on peut raccorder un scénario sans queue ni tête par des surprises gratuites ? Ironie intended, la gratuité de Sirāt rend l’édifice incroyablement fragile.
C’est un véritable gâchis pour une œuvre qui se voulait toute autre, mais dont les velléités métaphysiques se heurtent à la confusion entre la gratuité d’un élément perturbateur et sa fortuité. Certes une histoire peut parfaitement avancer par moments fortuits, comme Frodon (Le Seigneur des Anneaux, comme vous ne l’ignorez pas) qui laisse tomber l’Anneau dans la Montagne du Destin sans le faire exprès, alors même qu’il voulait le garder pour lui-même à l’ultime seconde. Au fond, et malgré toute la noblesse de sa quête, le mal l’eût emporté si ce n’est pour cet évènement fortuit qui changea le destin du monde et força la victoire du bien. Dans Sirāt au contraire, l’histoire n’avance que de manière artificielle.