Sentimental Value de Joachim Trier : Et pour quelques chapitres de plus…

À l’occasion de la 78e édition du Festival de Cannes, Joachim Trier présentait son nouveau film Sentimental Value en compétition. Pressenti pour la Palme d’Or, le film a finalement reçu le Grand Prix.

Joachim Trier n’en est pas à son premier essai. Avec sa trilogie d’Oslo, il s’était déjà imposé comme un cinéaste à la mise en scène précise et à l’écriture ancrée dans le réel. Sa force réside dans cette capacité à créer des personnages complexes, dont les doutes résonnent intensément chez le spectateur. Alors, lorsqu’il choisit de raconter une relation entre un père et ses filles, on ne peut que s’attendre à être touché. À moins qu’il ne cherche, avec Sentimental Value, à aller encore plus loin ?

« Agnès et Nora voient leur père débarquer après de longues années d’absence. Réalisateur de renom, il propose à Nora, comédienne de théâtre, de jouer dans son prochain film, mais celle-ci refuse avec défiance. Il propose alors le rôle à une jeune star hollywoodienne, ravivant des souvenirs de famille douloureux. »

Sentimental Value - Joachim Trier
@ Memento

Monster House 

Joachim Trier a toujours eu le goût de l’enracinement géographique. Il aime inscrire ses récits dans des lieux précis, qu’il transforme en témoins silencieux de l’histoire. Sa trilogie d’Oslo en est la preuve. Cette approche donne souvent l’impression que des intrigues intimistes s’inscrivent dans un monde plus vaste et vivant. Avec Sentimental Value, le cinéaste opère différemment. Il élargit le cercle des personnages, mais restreint l’espace à une maison familiale, qu’il transforme en personnage à part entière.

Dès les premières minutes, le film donne une place centrale à la maison, témoin des souvenirs et des tensions accumulées au fil des générations. Celle-ci s’impose comme une présence autonome, à la fois refuge et fracture de la famille. En étant enfermé avec les personnages, nous partageons ce sentiment d’étouffement, de conflits non résolus. La maison devient alors une Gestalt dont la fermeture conditionne le dénouement narratif. Elle donne un ton et un rythme à l’histoire.

Ainsi, un lien affectif se tisse presque instinctivement avec les personnages. Comme si nous partagions leurs peines. Comme si nous les connaissions depuis longtemps. Cette entrée en matière, à la fois subtile et évocatrice, pose les bases d’une immersion émotionnelle forte.

Tenderness is the new punk

Bien que le film aborde des thématiques lourdes, c’est l’une des premières fois dans la filmographie de Trier qu’elles sont allégées par une touche d’humour et de tendresse. Une direction qu’assume pleinement le réalisateur. Par exemple, quand Gustav (Stellan Skarsgård) évoque un tabouret lié un suicide, le film révèle quelques instants plus tard qu’il ne s’agissait que d’un tabouret Ikea. Tout est suffisamment bien amené pour que nous ressentions le poids des situations, et le recul qu’ont tous les personnages sur celles-ci.

Cela reflète aussi la justesse d’écriture de Trier. En abordant le thème du pardon, il cesse de malmener ses personnages, comme dans Julie en 12 chapitres ou Thelma, pour construire un cocon d’abord rugueux, mais dans lequel on finit par se sentir en sécurité. Cette ambiguïté narrative donne à Sentimental Value une dimension singulière. Comme si le réalisateur cherchait d’abord à nous déstabiliser avant de nous accueillir avec douceur.

La naissance d’une nouvelle star

Sentimental Value joue aussi de son ambiguïté dans sa forme. Gustav (Stellan Skarsgård), cinéaste, souhaite tourner son prochain film dans la maison familiale. Une mise en abyme dont Trier se saisit pour perdre le spectateur. En imbriquant un film dans son film, et où les actrices interprètent des actrices. Il en résulte un trouble constant. On ne sait plus toujours sur quel plan de lecture s’ancrer, ce qui installe une sorte de malaise et de vertige narratif.

Ces séquences sont d’autant plus ingénieuses que, dans le récit, Gustav précise avoir écrit le rôle pour sa propre fille. Comme si l’existence de ce film était une extension narrative et organique aux personnages de Sentimental Value. Ainsi, malgré un changement de ton parfois radical, l’illusion reste intacte. Et c’est précisément cette illusion qui déstabilise, car elle limite les moments de relâchement pour le spectateur.

De l’ombre à la lumière

Si le récit compte, Joachim Trier accorde également un grand soin à la forme. Au-delà des performances remarquables de Renate Reinsve et Stellan Skarsgård, c’est surtout le rythme du film qui interpelle. Trier a choisi de découper Sentimental Value en plusieurs segments, séparés par des écrans noirs. Si certaines transitions paraissent naturelles, d’autres s’avèrent plus abruptes, laissant parfois le spectateur dans l’incompréhension. On se surprend alors à se demander pourquoi une scène s’interrompt à cet instant particulier.

Pour autant, ces ruptures ne brisent pas le rythme. Elles offrent même une forme de respiration au cœur de l’anxiété. Ces instants de pause s’entrelacent avec des séquences contemplatives, portées par un travail de lumière particulier. Une musique douce accompagne ces moments suspendus, renforçant l’ambiguïté du film, constamment en équilibre entre gravité et légèreté.

Sentimental Value de Joachim Trier
@ Memento

Sentimental Value s’inscrit dans la continuité du cinéma de Joachim Trier. À la fois déchirant et d’une grande justesse, Renate Reinsve et Stellan Skarsgård y livrent l’interprétation d’une vie. Le film est riche, tant visuellement que narrativement, et on aime arpenter cette maison, véritable terrain miné, générant parfois des angoisses, mais souvent de la douceur. 

 

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