Notre rédactrice Camille Griner décortique les quatre premiers longs métrages de Sean Baker, qui s’offrent pour la première fois une sortie dans les salles hexagonales en version restaurée chez The Jokers Films.
Comme un préambule à son dernier film Anora, auréolé de la prestigieuse Palme d’Or en mai dernier à Cannes et en salles dès le 30 octobre, ce cycle consacré aux quatre films « de jeunesse » de Sean Baker tombe à point nommé. Vestiges audiovisuels de ce réalisateur parti de peu et bricolant des films avec ce qu’il avait sous la main, Four Letter Words (2000), Take Out (2004), Prince of Broadway (2008) et Starlet (2012) se veulent les témoins et expérimentations, avant la consécration ultime de Baker cette année sur la Croisette, de l’un des parcours les plus singuliers du cinéma américain contemporain. Avec plus de vingt-quatre années de carrière au compteur, Sean Baker livre pour la première fois au public français les projets prémices de sa cartographie cinématographique des exclus de l’Amérique.
Four Letter Words (2000)
Filmé en 35 mm, Four Letter Words nous plonge dans la classe moyenne supérieure blanche des nineties. Une catégorie sociale à laquelle appartient, à l’origine, Sean Baker. Au cours d’une soirée retrouvailles entre anciens potes du lycée, les discussions fusent autour du sexe, des jeunes femmes à choper ou déjà chopées, du porno, de leur avenir et de leur angoisse profonde à l’idée de devenir adulte et d’avoir des responsabilités.
Personnages de prime abord étonnants pour ce porte parole de l’Amérique en marge, le réalisateur laisse pourtant déjà poindre par le biais de ses protagonistes privilégiés l’ébauche de son traitement de la masculinité toxique qui fera toute l’essence de Red Rocket vingt-et-un ans plus tard. La séquence finale, à coups d’éclatements de canettes de Coca avec une batte de baseball, signe quant à elle le premier doigt d’honneur jouissif du cinéaste au capitalisme américain.
Take Out (2004), coécrit et coréalisé avec Shih-Ching Tsou
Avec une démarche plus documentaire que son prédécesseur, Take Out nous embarque aux confins de New York aux côtés de Ming Ding (Charles Jang), un livreur clandestin chinois qui a jusqu’à la fin de la journée pour payer ses passeurs. Sous une pluie diluvienne, il achemine à vélo les commandes d’une échoppe de restauration chinoise à des clients tant accueillants que mécontents, espérant que les pourboires affluent pour régler sa dette dans les temps.
Très inspiré par le cinéma-vérité à l’époque, et notamment le Dogme95 édicté par Lars von Trier et Thomas Vinterberg, Sean Baker réalise un projet sans artifice, boosté par une caméra à l’épaule au plus près de ses personnages. Il met ainsi en lumière la précarité des clandestins fraîchement débarqués aux États-Unis et leur combat quotidien pour tenter de toucher du doigt la réussite. Construit en trois actes et tourné en mini DV, Take Out est déjà empreint du motif central dans l’œuvre du cinéaste : celle de la quête du rêve américain, quoi qu’il en coûte.
Prince of Broadway (2008), coécrit avec Darren Dean
Dans la continuité de Take Out, Prince of Broadway s’attelle une nouvelle fois à dresser le portrait de personnages clandestins. Le réalisateur nous conte ici l’histoire de Lucky (Prince Adu, hypnotique), un immigrant du Ghana en situation irrégulière qui gagne sa vie en revendant des baskets, vêtements et sacs contrefaits. Sa bulle de survie new-yorkaise explose lorsqu’une ex copine lui jette littéralement un enfant dans les bras, lui expliquant qu’il est de lui.
Tandis que la démarche de Prince of Broadway est moins documentaire que Take Out, Sean Baker fixe par endroit sa caméra et contrebalance la violence de la clandestinité en injectant un ton plus léger et comique à son récit. Si la paternité nouvelle de Lucky est au départ une prise de tête sans nom, la relation forcément complexe qui se noue entre cet homme et son supposé rejeton finit par bouleverser profondément. Éminemment politique, Prince of Broadway illustre déjà ce qui fera plus tard la patte de Sean Baker : son attrait profond pour les communautés en marge de l’Amérique et le réalisme social éclatant qui teinte l’ensemble de sa filmographie.
Starlet (2012), coécrit avec Chris Bergoch
Tourné un an après l’arrivée de Sean Baker à Los Angeles, Starlet relate les pérégrinations de Jane (Dree Hemingway), actrice X qui lie une étrange amitié avec Sadie (Besedka Johnson), une vieille dame à qui elle a acheté un thermos plein de liasses de billets. Se gardant bien de lui avouer qu’elle a récolté un pactole à son insu, Jane propose à Sadie moult services pour contrer le dilemme moral qui la ronge.
A l’inverse des précédents films du réalisateur, Starlet se veut plus cinématographique et lumineux. Avec son format 2.35 et ses couleurs chaudes, ce film conçu pour le grand écran nous rappelle par endroit The Florida Project, mais aussi les personnages principaux, également travailleurs du sexe, qui foulent Tangerine, Red Rocket et Anora. L’argent, pierre angulaire des opus de Baker, et la débrouille sont aussi de mise ici, tandis que le réalisateur continue d’explorer ce rapport encore aujourd’hui.