Petit prodige britannique à l’hyperactivité pop, le remake de Running Man trotte dans la tête d’Edgar Wright depuis ses 12 ans. Sortie du roller-coaster, une question brûle les lèvres : le cinéaste souffre t-il encore de son incapacité chronique à nous décevoir ? Réponse en 220V, les doigts dans la prise !
De Shaun of the Dead jusqu’à Last Night in Soho, Edgar Wright n’a cessé de prouver qu’il était l’un des rares cinéastes contemporains à encore parvenir à allier virtuosité, rigueur et pur plaisir de cinéma. En somme, l’homme de la situation pour cette nouvelle adaptation. En confrontant sa propre énergie, sa musicalité et son sens du montage à l’œuvre de King, il démontre que derrière l’adrénaline et le fun se niche vicieusement notre rapport aux images et aux déboires du cynisme contemporain. Une nouvelle preuve éclatante, si nécessaire, qu’il demeure un artisan majeur du cinéma populaire.
« Premier quart du XXIème siècle. La dictature s’est installée aux États-Unis. La télévision, arme suprême du nouveau pouvoir, règne sans partage sur le peuple. Une chaîne unique diffuse une émission de jeux suivie par des millions de fans : c’est « La Grande Traque ». Ben Richards (Glen Powell), pour payer les médicaments de sa fille, décide de s’engager dans la compétition mortelle. Pendant 30 jours il devra fuir les redoutables « chasseurs » lancés sur sa piste et activement aidés par une population encouragée à la délation. Tous les moyens sont bons pour l’éliminer. »

Run like Tom Cruise
Depuis l’aube du 21e siècle, les cinéphiles se sont rôdés au style de Wright. Son utilisation si caractéristique du montage, ses transitions éclatantes, sa chorégraphie musicale font de lui un « auteur », à l’image d’un Tarantino biberonné aux VHS. On pourrait presque juger sa réussite à l’aune de la nouvelle vague de cinéastes (YouTube surtout) qui croissent et se sont abondamment emparés ses mimiques. Sauf que notre petit ami d’Outre-Manche n’a jamais été aussi à l’aise que dans le mouvement, la fluctuation. Il était donc logique, après une carrière passée à se frotter à tous les genres, de le voir drifter sur celui de la SF, et plus précisément la dystopie.
Avec Running Man, il troque sa démesure habituelle contre une précision et science du rythme à couper le souffle. Sa folie visuelle, remarquable à cent lieues à la ronde, se mue en en une chorégraphie millimétrée au service radical de son intrigue. Chaque course, chaque explosion, chaque baston s’aligne sur une partition masquée, celle du rythme – baleine blanche que cherche tant bien que mal à maîtriser les rois du divertissement.
2h15 lancées à toute allure plus tard, on ressort du film comme d’une claque : sonnée mais revigorée. Néanmoins, jamais la lisibilité ne s’écorche. Wright connaît son art sur le bout des doigts, comme un musicien son instrument. Et au centre de l’orchestre trône un meneur en plein crescendo : Glen Powell. Avec sa trogne colérique mais sympathique, il incarne un héritage du film d’action, un archétype bien connu et identifiable – quelque part en Bruce Willis et Ryan Gosling – le mec cool qu’il ne vaut mieux pas faire chier à l’heure du déjeuner. La mise en scène épouse sa trajectoire fuyante, celle d’un homme traqué, devenu malgré lui l’épicentre d’un spectacle qu’il abhorre et qu’il tentera de déjouer (à son propre jeu).
Le Prix du danger
A travers ce pauvre Ben Richards, le réalisateur explore la pulsion scopique du spectateur (ce petit plaisir coupable de voyeur qu’on a déjà tous ressenti devant une émission de téléréalité). On est pris dans l’étau : n’est-ce pas mal de prendre autant de plaisir à regarder cette chasse à l’homme ? Sommes-nous en droit d’aimer cette attraction, pouvons-nous nous offusquer ?
Or, si certains auraient facilement tendance à croire que la ribambelle d’effets aseptisent la thématique de l’œuvre originelle, c’est là qu’ils se fourrent le doigt dans l’œil, et profond en plus. Car tout l’impact du génie de Wright est là : toute sa filmographie si jubilatoire et euphorisante épouse à merveille ce paradoxe qui, à travers l’adaptation du roman de Stephen King, trouve son paroxysme. Le fun devient outil, moteur de réflexion de ce divertissement infernal aux teintes de sables mouvants. En des termes plus académiques : la forme sert fantastiquement le fond.
Derrière ce grand huit visuel se camoufle donc perfidement un discours peu flatteur et autrement plus sombre. Wright, plus fidèle qu’on ne pourrait le croire au roman du King, dépeint un monde où le divertissement est devenu religion, et la violence, opium du peuple. Josh Brolin, magnifique salopard, incarne à la perfection le grand manitou de cette machine à spectacle, producteur véreux prêt à tout pour « élever » son émission et divertir la foule. Dans sa tour d’ivoire, il manipule les récits (on n’est pas si loin de l’Architecte de Matrix), modèle les héros et sacrifie ses pions pour que the show must go on. Le cynisme à son acmé.

Fenêtre sur course
Êtes-vous prêt.e à tenir la manette ? Parce qu’autant vous le dire, dans Running Man, le monde du jeu devient prolongement du réel, qu’on le veuille ou non. Un constat dystopique qui fait froid dans le dos : spectateurs et acteurs se confondent, chacun devient rouage d’un système se nourrissant de sa propre cruauté et poussant la fibre délatrice de chacun à son summum au profit du sacro-saint dollar. L’aliénation devient collective et Ben, un symbole de résistance malgré lui, encapsulé par tranche de 10mn de Zoom quotidienne. Wright nous montre une société ivre d’images, où la vérité se gomme comme une simple ligne de code.
Une société qu’on traverse pied au plancher. Des égouts aux nuages, des hôtel de luxe à ceux plus craspecs, en passant par les routes cabossées des États-Unis, le film, dans son road-trip dantesque, dresse la cartographie d’un pays en crise, ainsi que son panel de personnages haut en couleur. Un reflet plus ou moins concret de notre époque post-vérité, saturée de fake news à gogo.
Dans un geste de rébellion aussi sincère que parfois un peu appuyé, Wright, pour son climax, renverse les rôles : il confie le pouvoir au spectateur par le biais de la figure d’un theorycrafter, qui aura sauvé par deux fois la vie à notre héros. Cet exégète de l’image (un genre de décrypteur YouTube), qui traque la vérité cachée derrière chaque plan de l’émission éponyme, rend tangible le propos même du film : le plaisir passif du spectateur participe lui aussi à la mécanisme du désastre.
