Nuit noire en Anatolie d’Özcan Alper : Out of Anatolia

Özcan Alper

La nuit est toujours plus sombre avant l’aube. Noire, à peine dérangée par quelques bruits d’oiseaux et le vent sifflant dans les montagnes, celle d’Özcan Alper l’est particulièrement. Car là où l’indifférence règne, qui donc s’émouvra du sort de l’étranger ? Dans les pas de Nuri Bilge Ceylan, Nuit noire en Anatolie dissèque ainsi une certaine idée de la société turque qui, comme partout aujourd’hui, est en proie au repli sur soi.

Primé au festival d’Antalya en 2022 et sacré au festival de Cinémed en 2023, Nuit noire en Anatolie signe la première véritable incursion internationale d’Özcan Alper, qui s’empare de sujets universels pour traiter le particulier, et montrer qu’au fond, aucune région du monde n’est épargnée par la montée des conservatismes et des extrémismes.

« Exilé en ville après un terrible événement, Ishak est rappelé dans son village pour s’occuper de sa mère mourante. C’est l’occasion pour tous ses souvenirs enfouis de remonter à la surface, et de le ronger au point de l’amener à rechercher inlassablement la vérité et à bouleverser à tout jamais les équilibres ancestraux du village. »

© Outplay Films

Il était une fois… la nuit noire en Anatolie

En regardant le film d’Özcan Alper, on ne peut s’empêcher de penser à Nuri Bilge Ceylan. La filiation et l’inspiration sont évidentes, surtout avec son chef-d’œuvre de 2011, Il était une fois en Anatolie. Se déroulant sur une nuit, l’histoire de Ceylan part d’une crime en apparence anodin pour disserter sur les conditions de vie de cette partie de la société turque dont les mœurs et les coutumes n’ont pas encore été totalement uniformisées par notre époque contemporaine. Du policier au juge, du médecin au fonctionnaire, Ceylan dresse un portrait d’une Turquie que le monde ne connaît pas, ou choisit d’ignorer.

Dans la même lignée, Özcan Alper prend aussi comme base un assassinat pour élargir sur un propos plus général et qui touche à un moment ou un autre toute architecture sociale : celui de la résistance au changement. Comment en effet, s’ouvrir à l’autre quand personne ne vient jamais déranger nos habitudes et notre quiétude ? Comment comprendre la différence, et appréhender la possibilité qu’une autre sexualité peut exister ? Comment enfin, dans un paysage inchangé depuis des temps immémoriaux, se saisir de l’urgence climatique quand on ne s’en sent pas concerné ?

© Outplay Films

Du silence et des ombres

« Show, don’t tell ». Il est toujours plus percutant de faire comprendre le sujet au spectateur par lui-même, plutôt que de lui marteler par le dialogue. Ce procédé, Özcan Alper l’applique à merveille. Plus social que Ceylan n’est philosophe, il réussit à faire passer ses revendications ici par un regard à peine fuyant, là-bas par la sublime et lancinante mélodie du luth qui accompagne tout le film, et là encore par la photographie renversante des montagnes anatoliennes.

Ainsi, du sujet des discriminations et de la xénophobie envers le personnage d’Ali, nous n’aurons que des regards et des moues. Très justement interprété par Cem Yiğit Üzümoğlu, qui se démarque par petites touches des autres villageois rugueux, Ali se fourvoie en croyant que sa volonté d’ailleurs et de solitude lui suffira à s’intégrer là où très peu l’ont fait. De la question de l’homosexualité et/ou de la bisexualité dont on soupçonne Ali et Ishak, la mise en scène d’Özcan Alper, planante et musicale, fait le travail. Nul besoin d’en discuter, au fond, quand si peu de signes suffisent à incriminer autrui.

L’intolérance, dans la Turquie rurale dépeinte par Alper, c’est la détresse. C’est une raison suffisante pour tuer, sans sommation ni explication. Et ce sont toujours, et à l’image de notre monde finalement, les justifications individuelles qui font dérailler les nécessités universelles. Quand on soupçonne Ali sur sa sexualité, sa noble quête d’écologie passe au second plan. Quand il bouleverse les équilibres du village en remettant en question les usages des braconniers, on le remet à sa place. Mieux vaut sauver sa peau que sauver la planète.

© Outplay Films

Turkish Délices

Tout en subtilité sans succomber parfois à un certain classicisme, Nuit noire en Anatolie doit une grande partie de sa réussite à sa photographie et à la direction d’acteurs. Perdus dans les montagnes anatoliennes, Ali et Ishak se donnent la réplique entre flashbacks et temps présent. Ingénus et terriblement neurasthéniques à la fois, ces deux personnages accusent sur leur visage le poids du rejet. À la recherche de son ami comme du temps perdu, Ishak s’enfonce dans la solitude et se perd dans les montagnes, tour à tour résolu et résigné. Il escalade les monts et descend les gouffres en rappel pour trouver Ali et se trouver soi-même. L’acteur Berkay Ates, remarquable de précision et de vulnérabilité, en mérite toutes les louanges.

Derrière la caméra et aux côtés d’Özcan Alper, une mention très honorable doit enfin être faite à Yunus Roy Imer, directeur de la photographie. Loin des clichés de l’Anatolie soit magnifique soit oppressante, Yunus Roy Imer la photographie telle qu’elle est, c’est à dire immense. Juste, immense. De montagnes en steppes, et de sommets en gouffres, l’Anatolie d’Imer est similaire à celle de Gökhan Tiryaki, photographe et chef opérateur d’Il était une fois en Anatolie.

Quand une région est naturelle et grande comme l’est l’Anatolie, il n’y a pas besoin de la décorer. Il suffit juste de la filmer et d’en capturer les silences et les bruits. Aiguilles dans une botte de foin, les hommes s’y égarent quoiqu’il arrive. Et s’ils ne font pas attention, ils s’y perdront, car telle est la loi de la nature, et la violente faiblesse des hommes.

Dans les pas de Nuri Bilge Ceylan, le film Nuit noire en Anatolie donne à voir un autre visage du cinéma turc en France. Moins philosophe, moins bavard mais tout aussi pertinent et précis, Özcan Alper réalise une œuvre percutante, presque naturaliste. Dans l’immense vide des montagnes de l’Anatolie, la mort est omniprésente. Et dans le gouffre de l’inhumanité, la nuit est noire et sans issue, comme si même l’aube se refusait à se lever devant la folie des hommes. 

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