Déjà polarisant et certainement culte, le dernier film du réalisateur du Parrain ou d’Apocalypse Now, pour ne citer qu’eux, est un spectacle à bien des étages.
Expérimental, lourd voire lourdingue comme il est philosophique et lyrique, Megalopolis de Francis Ford Coppola divisera à coup sûr mais ne laissera pas indifférent. Plongée en hauteur à travers les fondements d’un édifice peut-être trop grand pour son propre architecte.
« La ville de New Rome doit absolument changer, ce qui crée un conflit majeur entre César Catilina (Adam Driver), artiste de génie ayant le pouvoir d’arrêter le temps, et le maire archi-conservateur Franklyn Cicero (Giancarlo Esposito). Le premier rêve d’un avenir utopique idéal alors que le second reste très attaché à un statu quo régressif protecteur de la cupidité, des privilèges et des milices privées. La fille du maire et jet-setteuse Julia Cicero (Nathalie Emmanuel), amoureuse de César Catilina, est tiraillée entre les deux hommes et devra découvrir ce qui lui semble le meilleur pour l’avenir de l’humanité. »
Apocalypse Néron
Des décennies que le projet traîne dans les archives et la tête de Francis Ford Coppola. Le temps d’y réfléchir, peut-être un peu trop ? Si les fondements en sont clairs, à savoir un parallèle des jeux de pouvoirs et de création d’hier comme de demain, la bâtisse finale s’effrite un peu à force de surcouches.
Le travail de l’image y est admirable bien que déroutant. Certains fonds verts sont mal incrustés, des VFX sont au mieux visibles et les transitions sautent au yeux. Mais rien n’y est « raté ». En effet, à l’instar de César, le réalisateur joue sur la forme de son œuvre pour lui donner une corporalité. Le factice n’est au final que la façade d’un film comme d’une ville qui se cherche, encore en développement, tel un jeu vidéo laissant apparaître ses textures placeholder.
Le montage du film, qui n’est cette fois pas assuré par l’emblématique Walter Murch, appuie cette impression d’objet flottant. Des transitions à l’iris nous ramènent aux meilleures heures de l’expressionnisme allemand, et des changements de formats comme de rythmique insufflent une vitalité réelle au projet. Tout comme sa ville fantasmée, le film est mouvant, se cherche, quitte à perdre de vue l’édifice final.
Comme l’image, le son se perd en profondeur, s’accumule jusqu’à boucher l’oreille. Des dialogues, des ambiances, des musiques. À l’image de nos métropoles, New Rome est une boîte surpeuplée et étouffante, amenant la misère et l’insécurité sur lesquelles vont jouer les opposants de César. Dans cette partition complexe, il arrive forcément des à-coups, des blocs de jeu ou de texte qui, c’est selon, peuvent sortir du film ou en détacher la substance même : Megalopolis, le film comme la ville, se veut être bien plus qu’un film ou qu’une ville. C’est donc normal si elle paraît factice : elle n’est pas réelle.
Fritz Lang, sors de ce corps
Ce fourmillement intellectuel amène fatalement à de multiples références. Philosophiques d’une part, avec Marc Aurèle ou Pétrarque, mais aussi et surtout artistiques. La ville aux fondements sans fond, qui semble s’étendre avec avidité, ressemble plus à la mégastructure de Blame! qu’à une ville (bien qu’elle soit plus ouvertement inspirée de la Metropolis de Fritz Lang), et un passage enivré dans un taxi longeant la misère de New Rome inspirerait sans doute un énième discours à Travis Bickles dans Taxi Driver.
Un élément qui n’est pas explicité dans le synopsis mais qui est central au film est le Megalon. Nouveau matériau de construction découvert par César et avec lequel il souhaite bâtir sa ville, il est à la fois une clé de compréhension et un élément scénaristique. Gageons bien sûr que les grandes puissances voudraient l’en empêcher. Par peur de la dangerosité de ce nouveau matériau, mais également celle de voir César concrétiser son rêve à la seule force de son intellect, ce qui discréditerait la place, entre autre, du maire actuel de New Rome : Cicero.
Megalopolitique
À travers le Megalon, Coppola nous intime qu’il est possible de construire autrement. Et bien qu’ici on ne parle pas d’immeubles mais de films, le parallèle est intéressant. Ce jeu formel sur le montage et le double discours architecte-réalisateur nous invite à trouver de nouveaux matériaux par nous-mêmes. Il serait possible de créer et de lire le cinéma sous une autre forme, que les technologies que nous avons aujourd’hui nous offrent. Et, prenant connaissance du point de vue de Coppola sur l’industrie actuelle, mais également en connaissant les difficultés qu’il a lui-même rencontrées au long de sa carrière, ses encouragements sont difficiles à ignorer. Nos outils sont géniaux et pourtant mal utilisés par des géants qui n’ont ni l’esprit d’un artiste, ni à cœur d’en faire de grandes choses.
Mais ce que nous apprendra l’Histoire, en dépit des qualités filmiques de Megalopolis, c’est aussi de se méfier de ses architectes. Comme en témoigne une vidéo récemment postée par Variety, Coppola lui-même n’est pas exempt de reproches et son comportement abject envers une jeune femme travaillant sur le film a été dévoilé. Cette agression, n’ayons pas peur du mot, devrait à elle seule envoyer le cinéaste à la retraite – ou au tribunal. Mais, comme César s’enlisant dans un confort au-dessus des lois, Coppola ne s’en souciera pas et seuls les habitants de sa scène filmique seront juges de cet odieux comportement.
Megalopolis, en plus d’être une fresque pharaonique et envoûtante, serait alors une ville d’accueil pour tous et toutes (mais où visiblement les femmes ne sont toujours pas à l’abri). Une pause dans l’industrie cinématographique dans laquelle il est difficile de trouver son chemin, mais qui désire plus que tout offrir la possibilité d’y entrer, quelle que soit la vision qu’on en ait. Et si les fondations sont vieilles et l’édifice brinquebalant, c’est pour mieux s’élever encore et encore, car le cinéma ne doit pas s’arrêter à ses grands architectes. Comme le Megalon, il est mouvant, mobile, évolutif et surtout, plein de promesses pour l’avenir.