Après un court détour par le documentaire, Todd Haynes (Carol, Dark Waters…) revient avec May December, son dixième long-métrage de fiction. Porté par son actrice fétiche, Julianne Moore, c’est dans une petite ville américaine d’apparence banale, tant appréciée du réalisateur, que se déroule l’action.
Loin des effets de style, quelquefois abusifs, de ses précédents films, May December est un film d’une grande froideur. Celle-ci, par son extrême, en devient parfois comique et laisse place à un film complexe, interrogeant le métier de comédien par le prisme de l’identité et de ses multiples facettes.
« Cela fait près de vingt ans que Gracie Atherton (Julianne Moore) a épousé Joe Yoo (Charles Melton), un Américano-Coréen plus jeune de vingt-trois ans. Cette romance avait fait la une de la presse people, notamment en raison de leur importante différence d’âge. Le couple vit désormais à Savannah et reçoit aujourd’hui la visite d’une actrice, Elizabeth Berry (Nathalie Portman). Celle-ci s’apprête en effet à incarner Gracie sur le grand écran et fait des recherches pour préparer son rôle. »
Film cristal
Il apparaît, presque comme une évidence, qu’un (bon) film d’acteurs et d’actrices est un film sur l’identité. Dédoublée, de l’interprète au rôle ; démultipliée, lorsque les facettes du personnage sont aussi complexes que l’est une personne. Ayant dit cela, encore faut-il savoir comment interpréter son rôle. Des pantins bressoniens aux grimaces di capriennes, il y a un monde.
C’est dans ce vaste espace que navigue Elizabeth. Confrontée matériellement à celle dont elle doit endosser le costume, Gracie, elle pense d’abord y trouver une identité unique et simple. Elle finit par y trouver un cristal. Translucide au premier abord, comme si elle n’était formée que d’une seule entité, Gracie se révèle bien plus complexe. C’est en rayon qu’elle se dévoile. Les scènes s’accumulent, se réfléchissent, et ouvrent des tiroirs sans les refermer. Il en est ainsi pour Gracie, tout autant que pour Joe, son mari, sobrement interprété avec brio par Charles Melton. Leur corps, bien souvent pris dans des gestes quotidiens, sont peu décryptables pour l’actrice Elizabeth qui y cherche des caractéristiques reproductibles pour son rôle.
La chenille est le papillon
On pense alors à Persona de Bergman, au travail psychanalytique de Bibi Andersson auquel répond l’observation d’Elizabeth. Mais dans son œuvre, elle est confrontée à des réponses multiples, pour ne pas dire infinies. Gracie, que la société fige dans un geste moralement questionnable qu’elle commit il y a vingt ans, est la même lorsqu’elle chasse, que lorsqu’elle s’effondre face à l’annulation d’une commande de gâteau. Joe est le même lorsqu’il fume un premier joint dans un geste adolescent, que lorsqu’il est en tenue de docteur. Autant d’actions et de réactions d’apparences paradoxales, mais qui forme une identité singulière. D’où la récurrence des papillons (dont Joe en fait l’élevage). La chenille et le papillon ne sont pas deux entités distinctes, semble souligner Todd Haynes. La chenille est le papillon.
Davantage que des questionnements moraux, May December pose donc avant tout des questions d’identités. À l’image du Bob Dylan d’I’m Not There (interprété par six interprètes différents), Gracie et les autres personnages sont multiples. Des cristaux traversés par la lumière de la pellicule.
Loin du Paradis
Au cœur du film, une affaire morbide, un acharnement médiatique et des regards méfiants dans une petite ville américaine. Ce pourrait être le départ d’un film de Douglas Sirk, mais c’est esthétiquement tout autre. En réponse à la chaleur des couleurs de Sirk et à l’élégance de sa caméra, se trouve ici une grande froideur et des plans d’une fixité troublante. Longs, immobiles et souvent larges, ces plans-séquence offrent aux comédiens une liberté qui leur permet d’étirer leur dialogue. Si bien qu’un malaise s’installe progressivement. Par sa simple présence, Elizabeth fait monter la tension au sein du foyer, et la routine de Gracie et Joe se voient compromises.
On en revient alors à Sirk. Des hot-dogs manquants pour un barbecue, un regard dans un miroir, une recette qui a échoué, tout cela est matière, dans le film, au mélodrame. Accentué par la récurrence de la musique du Messager de Michel Legrand, le film entre dans une sphère presque comique où un simple dialogue, de par son ambivalence, entre banalité et drame, en devient matière à rire.
On ne sait alors jamais s’il faut s’amuser ou pleurer, avoir peur ou se détendre, juger ou comprendre. May December évolue dans une constante ambiguïté, dans une sorte de non rythme qui peut apparaître brillant par moment, déroutant par d’autres. Mais cela provient d’une profonde croyance que le film confère à son spectateur et dans sa libre interprétation. Todd Haynes, comme trop peu de cinéastes aujourd’hui, nous laisse le choix.
May December est un film qui perturbe tant il semble ne tenir presque sur rien. Un duo d’actrice, un jeune mari, un lieu, des regards et des mimes. Mais il en devient passionnant lorsque l’on se laisse emporter par les questions que soulève chaque plan.
À la caractérisation sommaire des personnages, devenues standards dans l’industrie, Todd Haynes répond par des protagonistes complexes, aussi imprévisibles et multiples que l’est la réflexion de lumière dans un cristal.