Little Palestine, journal d’un siège oeuvre aussi marquante que complexe, se dévoile en même temps que s’ouvrent les portes de sa salle de montage. Retour sur une oeuvre, le parcours et la vision de son monteur, Qutaiba Barhamji.
Dans le cadre de la 6è édition du festival Les monteurs s’affichent, nous avons eu la chance de faire la rencontre de plusieurs professionnels du montage. Dans ce cadre, nous avons pu discuter du film Little Palestine d’Abdallah Al-Khatib avec son monteur, Qutaiba Barhamji, qui a eu la gentillesse de nous répondre.
« Le quartier de Yarmouk (Damas, Syrie) a abrité le plus grand camp de réfugiés palestiniens au monde de 1957 à 2018.
Quand la Révolution Syrienne éclate, le régime de Bachar Al-Assad voit Yarmouk comme un refuge de rebelles et un noyau de résistance. Il encercle le quartier et met en place un siège à partir de 2013. Progressivement privés de nourriture, de médicaments et d’électricité, les habitants de Yarmouk se retrouvent coupés du reste du monde. »
On va commencer simplement en te demandant de te présenter, ton parcours et le film ?
Qutaiba Barhamji : Je suis né à Damas. J’ai fait des études de médecine, cinq ans de diplôme puis quatre années de spécialisation en France. A Paris, j’ai fait également trois ans. Ensuite j’ai commencé à faire du montage, en montant des courts et longs métrages. Depuis, j’ai travaillé sur un peu plus de cinquante films, dans 22 langues différentes ; comme j’en parle quatre, ça m’aide pour alterner les projets.
Sur Little Palestine, je connaissais le producteur syrien du film, et j’avais monté avec lui un film qui s’appelle Still recording (Saeed Al Batal et Ghiat Ayoub, 2018), aussi co-produit par la France avec les Films de Force Majeure. Le film a gagné cinq prix au festival de Venise, notamment pour le meilleur montage. En 2018 donc, j’ai rencontré Abdallah Al-Khatib quand il a réussi à sortir de Syrie pour aller à Istanbul, en Turquie. J’y animais un atelier pour les syriens qui voulaient faire leur premier film. J’avais déjà vu certaines images du film, parce que je travaillais sur un autre film qui traitait aussi du camp de Yarmouk; C’était en 2016, Abdallah y était encore à l’époque. Je n’avais pas réussi à les utiliser alors on s’est dit qu’on attendrai qu’Abdallah sorte du camp pour qu’il raconte son histoire.
Pourquoi avoir choisi ce film à présenter dans ce festival ?
QB : On nous donne le choix de présenter deux films qui doivent avoir été montés ces deux dernières années. J’avais présenté How to save a dead friend (Marusya Syroechkovskaya, 2022) et Little Palestine. Je pensais vraiment qu’ils choisiraient le premier, rapport à son montage un peu plus fou. Et finalement on m’a appelé pour me dire que ça serait Little Palestine. Ils voulaient programmer les deux apparemment mais il ont décidé de ne pas mettre deux films d’un même monteur.
Je fais partie de l’association des Monteurs Associés, depuis peut-être six ans. J’avais assisté à un débat avec Yannick Kergoat, qui avait monté Fifi hurle de joie (Mitra Farahani, 2013), un film iranien, et j’avais adoré sa manière de parler et de présenter le film. Il y avait le monteur et le réalisateur qui partageaient leur dialogue avec le public, ce qu’on ne voit presque jamais, parce qu’il y a toujours un discours plus maîtrisé de réalisateur ou réalisatrice. D’habitude on ne rentre jamais dans la cuisine, la fabrication des choses.
Tu parlais du contraste qu’il y avait entre vos deux points de vue, Abdallah et toi. Lui c’était un point de vue interne et sans repères cinématographiques, toi tu as plus une vision artistique. Comment faire dialoguer ces deux approches ?
QB : Ce n’était pas un contraste entre une vision artistique et de reportage, parce que ce qui me frappait le plus dans les images, c’était leur approche poétique. Certes, il y en avait qui documentaient quelque chose, la misère, la situation brutale… ce qu’on peut appeler du reportage. Mais il y avait aussi des images très poétiques, qui n’avaient pas de sens direct mais qui représentaient bien la personnalité d’Abdallah. Il y a un combat entre l’activiste qui devait raconter quelque chose et quelqu’un qui capture des images.
Le contraste en montage c’était plutôt « Comment raconter des histoires avec le manque de matériau pour raconter actuellement l’histoire ? ». Mais aussi, pouvoir donner les impressions de vécu sans montrer les images les plus dures, qui pouvaient choquer le spectateur et créer une barrière entre eux et les images. Les médias et les images télévisées choquent justement pour créer une réaction comme ça. Dans un film on ne peut pas faire ça, parce que soit le spectateur sort de la salle, soit il va créer une barrière, se protéger psychologiquement.
C’était pas facile, et c’est pour ça qu’on a fait cinq sessions de montage sur une durée d’un an et demi. Cette distance par rapport aux image s’est créée chez lui par rapport à ce qu’Abdallah voulait raconter.
« Je pouvais créer ma propre temporalité dans le film »
Tu as aussi mentionné qu’il y avait eu plusieurs centaines d’heures de rushes, dont seul Abdallah comprenait le sens. Avoir autant de matière sans pouvoir en connaître le point A et le point B, qu’est-ce que ça t’a apporté ?
QB : Quand je regarde les images, je les regarde dans l’ordre de tournage. Mais là; il n’y avait pas de tournage en soit. La classification des images n’était pas par jours, c’était une classification que personne ne connaissait. Je n’arrivais pas à comprendre. Si j’avais un plan de la rue, par exemple, et que je voulais comprendre pourquoi ce plan là était coupé ici et comme ça, je pouvais pas accéder à ça.
D’un côté c’est très compliqué, parce que pour moi tout le processus de montage c’est comprendre le tournage pour ensuite le transférer. Mais c’était intéressant, parce que ça créait tout de suite une distance avec les images. Je pouvais créer ma propre temporalité dans le film.
Et dans cette histoire filmique, comment as-tu appréhendé cette approche du ressenti du temps, de l’enfermement, avec ta temporalité personnelle au montage, qui n’avait rien à voir avec la réalité du siège de Yarmouk ?
QB : C’est beaucoup de discussions avec Abdallah. Dans une journée de huit heures on peut en parler pendant six heures et les deux heures restante je montais. Je voulais vraiment comprendre le siège et seulement une fois que j’avais compris ce sentiment, je pouvais le traduire en dramaturgie. Les raccords, c’est ce qui m’intéresse le moins parce que je n’aime pas être pris en otage par un raccord. Je ne travaille pas les raccords mais les idées. Les raccords se travaillent plus tard, après avoir compris le rythme du siège et de la vie.
Tu parles beaucoup du rythme, et il y a effectivement une espèce de lourdeur temporelle, qu’on ressent aussi grâce aux poèmes d’Abdallah. Comment trouver un juste milieu entre ces rushes très courts et une temporalité aussi étirée ?
QB : Au montage, en général je ne travaille pas le rythme de montage mais le rythme de tournage. J’essaie de comprendre le rythme du réalisateur et de l’ambiance. Une fois que je comprends ça c’est très simple de rythmer le film. C’était effectivement compliqué de devoir faire des coupes là où je ne les ferai pas dans un film. C’était aussi difficile de créer des scènes dialoguées avec autant de coupes non-voulues.
J’essaie de travailler plus les émotions que l’information. Une fois que j’ai compris le moment où le plan donne l’émotion, j’oublie l’information, et on ne fait plus attention au rythme du plan, qu’il soit très rapide ou très court. On ressent le mieux dans l’incompréhension.
Plus généralement, on voit dans ta filmographie qu’elle est centrée sur le documentaire, mais aussi le politique. Qu’est-ce qui motive tes choix de projets ?
QB : Il y a deux choses : quand je choisis un projet, je choisis avant tout la personne qui fait le projet plutôt que le projet lui-même. Je dois pouvoir défendre la vision de la réalisatrice ou du réalisateur, peu importe le sujet qu’ils traitent. Après j’aime beaucoup les projets engagés, où il y a un vrai discours derrière, politique, humain.
Mais je fais des projets cinématographiques, pas des reportages, le sujet lui-même derrière m’intéresse peu par rapport à ce qu’il donne comme sensation. Le siège de Yarmouk s’est terminé en 2018 mais l’histoire qu’on a filmé s’est terminée en 2015 et le film est sorti en 2020. Je ne fais pas de films sur l’actualité mais des films actuels. C’est une oeuvre cinématographique, pas un film éducatif. J’aime les documentaires parce qu’il y a une plus grande liberté formelle et narrative. Le travail du monteur est plus impliqué que dans la fiction.
« Je ne travaille pas le rythme de montage mais le rythme de tournage »
Tu as dit ne pas faire d’OURS (NDRL : le pré-montage) au montage et tout de suite passer au film. Pourquoi ?
QB : J’ai l’impression que quand j’ai regardé les images, c’est bon, ça ne me sert à rien de les réduire, je les ai déjà. Sinon je vais commencer à réduire, réduire, réduire. Je fais le parallèle avec un plat qu’on cuisine : même si j’ai plein d’ingrédients, je vais cuisiner mon plat, pas quelque chose au hasard en ajoutant plein d’ingrédients au hasard, sinon ça ruine juste le plat.
Tu as confié qu’Abdallah t’avait dit qu’il était devenu réalisateur en salle de montage. Est-ce que tu as perçu cette évolution ?
QB : Oui, surtout sur un an et demi. On voit les choses prendre sens différemment. Mais même avec d’autres réalisateurs, quand on travaille sur leur film, ils commencent à parler autrement de leur projet.
Après, pour moi, l’essence de n’importe quel projet ce sont deux choses : le plaisir et la confiance. C’est essentiel, il doit y avoir le plaisir de faire le film avec quelqu’un. Je ne travaille jamais seul, je ne suis jamais en salle de montage seul. Sauf exception, il y a toujours le réalisateur ou la réalisatrice avec moi. Il faut que ce travail, cette relation se fasse avec plaisir et beaucoup de confiance. Ce qui m’importe, au-delà du film, c’est ce que j’ai vécu en salle de montage.
C’est intéressant, parce que tu parles de plaisir et d’avoir une grande liberté, toi et Abdallah, ce qui est le total inverse de ce qu’il a vécu durant le siège.
QB : Ah, complètement. Moi je fais des films assez difficiles à regarder, mais en salle de montage c’est l’opposé : on rigole on fait beaucoup de blagues. Si quelqu’un est très sérieux et travaille sur un film dur, c’est compliqué.
Et justement là-dessus, tu as senti que dans votre collaboration que c’était quelque chose que tu faisais pour lui, d’une manière libératrice ?
QB : Ah oui, dès le début. Quand je l’ai rencontré j’ai voulu l’aider à raconter son histoire. Il y a aussi, sans exagérer, un côté thérapeutique, raconter un traumatisme qu’il a vécu. Je pense que raconter, maîtriser le récit, c’est quelque chose de fort. Et trouver les outils pour raconter votre histoire à votre manière. Il y a beaucoup de manières de raconter une histoire, mais il n’y en a qu’une seule, c’est celle du réalisateur. Je ne dis pas que c’est la meilleure, mais c’est la seule.
C’est très important, on peut faire plein de choses avec les images : mettre de la musique, faire un Blockbuster… Mais dans ce cas, c’est l’histoire d’Abdallah, son vécu, l’histoire qu’il défend. Je pense que c’est ça la force de tout ce que j’ai dit, être dans la salle, le dialogue, le vécu.
Interview menée par Salomé Cormary et Antoine Jury.