Le body-horror a le vent en poupe. Peut-on en dire autant du maître incontesté du genre ? David Cronenberg revient sur le devant de la scène horreur avec Les Linceuls.
Trois ans après Les Crimes du Futur, Cronenberg poursuit ses retrouvailles avec le body-horror, qu’il avait un temps délaissé pour un cinéma plutôt tourné vers le drame social. Les Linceuls s’ouvrent au spectateur comme une vertigineuse mise en abîme. Derrière le personnage de Vincent Cassel, le canadien se met en scène, embrasse son art d’un regard rétrospectif et se questionne : comment gérer son deuil quand on a fait carrière sur les cadavres ?
« Karsh (Vincent Cassel), 50 ans, est un homme d’affaires renommé. Inconsolable depuis le décès de son épouse (Diane Kruger), il invente un système révolutionnaire et controversé, GraveTech, qui permet aux vivants de se connecter à leurs chers disparus dans leurs linceuls. Une nuit, plusieurs tombes, dont celle de sa femme, sont vandalisées. Karsh se met en quête des coupables. »

À tombeau filmé
A la manière d’un scalpel aseptisé, la caméra de Cronenberg éviscère l’encore-vivant et dissèque l’organique. C’est, du moins, ainsi qu’il s’est fait connaître. Dans Les Linceuls cependant, pas de place pour la mitose ou la méiose, la bactérie ou l’infection. La nouvelle chair ne vit plus. La mort et le deuil, voilà les récents fétiches du maître du body-horror, qui en 2017 avait perdu sa femme de 43 ans, Carolyn. Il les explore dans ce film aux allures d’auto-biographie.
C’est bien sur son propre deuil que Cronenberg braque sa caméra dans Les Linceuls. Vincent Cassel est Karsh, et Karsh est David Cronenberg. Le protagoniste, coiffé et vêtu comme ce dernier, se débat avec le vide laissé par sa défunte épouse (Diane Kruger), et redouble d’inventivité (ou de psychose) pour combler ce souvenir. Et quel meilleur outil de remémoration que ce qui fige l’organique ? La numérisation ; la vidéo ; dont on ne sait exactement si le vivant s’y conserve ou s’y pétrifie. Des interrogations qui ont, par ailleurs, déjà été soulevées par Kogonada dans After Yang.
Karsh invente ainsi GraveTech, haute-technologie funéraire qui montre en direct, sur des caméras, la décomposition du corps du défunt. On remarque vite la métaphore de la carrière du réalisateur, souvent réduite à la monstration de l’organique sous son aspect le plus dérangeant. Cronenberg ironise sur cette catégorisation de son cinéma et la pousse dans ses retranchements avec Les Linceuls. Lorsque la matière se putréfie, le physique ne peut plus se suffire à lui-même ; la psyché se superpose sur cette nouvelle chair comme un drap mortuaire.
La mort de David Cronenberg
On s’amuse toujours à voir le cinéma de Cronenberg s’annoncer dans ses génériques. Dans Faux-Semblants, les gravures d’anatomie et d’outils médicaux auguraient déjà le thème de la chirurgie comme nouveau sexe. Les crédits des Linceuls, défilant sur des architectures bâties de poussières comme les étoiles d’une nuit éternelle, ne présagent quant-à-eux rien d’autre que la simple finitude. Déjà, celle des personnages, bien sûr, mais aussi peut-être celle de la carrière même de Cronenberg – le réalisateur ayant fait allusion à une possible retraite dans une récente interview pour le Los Angeles Times.
Des clins d’oeil à la filmographie de Cronenberg, le film en est d’ailleurs parsemé. Au-delà du personnage de Karsh, les fans les plus aguerris sauront reconnaître le décor d’un restaurant de La Mouche, ou encore des plans reproduits de Vidéodrome. Les Linceuls enveloppent ainsi tout un corps de sujets si chers au canadien. Bien sûr, le lien entre psyché et matière, la dégénérescence du corps physique et social, la sexualité hors-norme, le complot, mais aussi l’identité juive.
Ces réemplois, s’ils creusent la métaphore et la mise en abîme des Linceuls, risquent néanmoins de se lire comme des épitaphes. A la lisière de la retraite, Cronenberg radoterait-il ?
Une histoire sans violence
Car le film n’échappe pas aux sempiternels défauts qu’on trouve toujours dans le cinéma du canadien. Les dialogues n’ont jamais été le fort du réalisateur à l’écriture très littérale. Ils plombent en effet tout le contenu des Linceuls avec leurs explicitations continues et compulsives.
Et c’est là tout le paradoxe si particulier au style de Cronenberg : un propos audacieux et visionnaire sans cesse ligoté par un phrasé lourd et saturé. Tout dépend souvent de la manière dont la mise en scène rattrape la faille. Ici, c’est justement l’hermétisme sibyllin des dialogues qui nous emporte dans cet univers à la fois singulier, sombre et poétique. Le travail de Douglas Koch à la photographie magnifie un film qui s’impose comme une énigme dont l’importance devra être déchiffrée par la postérité.
Que Les Linceuls marque la conclusion d’une carrière de bientôt 60 ans, n’est pas le mauvais présage que sa démolition critique et publique à Cannes laissait entendre. Dans cette nébuleuse intimiste aux confins de l’organique, Cronenberg signe l’une des oeuvres les plus personnelles et cryptiques.