Dans L’Enfer, Paul manage ses employés, ses clients, les enfants de ses clients. Sa vie est toute entière vouée au contrôle managérial, qui contrôle heures d’arrivées heures de départs heures de repas, contrôle avec difficulté son argent, fragilisée par la concurrence, par les dettes de sa propriété et de son mariage. Paul est propriétaire maladif, propriétaire concurrentiel, une maladie managériale qui devient clinique dès l’instant où elle contamine sa vie privée.
L’un des éléments les plus marquants du film de Chabrol, et qui choque immédiatement lorsque le film démarre, c’est l’apparence naturaliste du cadre, l’importance première d’ancrer son histoire dans un contexte réel. Ça choque, parce qu’avec ce titre, parce qu’avec la connaissance des rouages fantastiques de l’œuvre qu’il adapte – le fantasme Schneider chez Clouzot, fumante face caméra – ce n’est pas cette forme qui titillait notre imaginaire. Cette semi-déception qui entame notre rapport au film n’est qu’une trompeuse subversion de nos attentes – trompeuse parce que l’Enfer est là.
L’Enfer surgit déjà dans l’été, la chaleur étouffante, écrasante, qui fait suer le front de Paul (François Cluzet) bourgeoisement habillé, cheveux tirés vers l’arrière, propriétaire de maison d’hôte au travail. Paul manage ses employés, ses clients, les enfants de ses clients. Sa vie est toute entière vouée au contrôle managérial, qui contrôle heures d’arrivées heures de départs heures de repas, contrôle avec difficulté son argent, fragilisé par la concurrence, par les dettes de sa propriété, de son mariage. Paul est propriétaire maladif, propriétaire concurrentiel, une maladie managériale qui devient clinique dès l’instant où elle contamine sa vie privée, échauffée par la crainte de voir sa femme Nelly (Emmanuelle Béart), si belle, trop belle, coucher avec un autre.
L’amoureux qui n’aimait que soi
La jalousie paranoïaque – et paranoïa est un mot qui n’est jamais trop fort pour désigner ce qu’il se passe dans L’Enfer parce que c’est bien de cela qu’il s’agit, dans son acception la plus littérale et pathologique – est la première immersion infernale du film. Ses suites narratives ne sont qu’escalades, et toute tension interne à la personnalité de Paul est incendiée : égoïste pervers narcissique alcoolique violent. L’effroi terrible du film de Chabrol est qu’il autorise à l’identification de son personnage principal, parce que sa pathologie dangereuse se révèle sans transition, sans attente, et qu’il n’est pas simple d’identifier quel a été le tournant qui a transformé la jalousie bénigne de Paul en une paranoïa pyromane.
C’est-à-dire que l’une des forces du film est de mettre à plat les mécanismes ordinaires de la jalousie, ceux qui créent du sens dans des signes dénués de signifiant. Le jaloux est un donneur de sens, un imaginatif borné mais dont la faiblesse est que sa conclusion est déjà toute faite : parce qu’il estime que sa femme le trompe, toute son énergie s’emploie à enquêter sur des motifs, à trouver des biais de confirmations. Le jaloux est un flic véreux dont le travail consiste à lier un crime à un coupable tous les deux préalablement choisis, au travers d’éléments qui ne peuvent avoir de preuves ailleurs que dans l’éprouvette de son cerveau malade.
La mise en scène de L’Enfer fonctionne par plusieurs effacements. Le montage dissout les plans les uns dans les autres plutôt que de les relier, effet manifeste à la fois du déroulement incertain du temps dans le déroulé d’un film fonctionnant par multiplication d’ellipses narratives ainsi que de l’effacement totalitaire de Nelly individu au profit d’une Nelly poupon. L’allégeance à Hitchcock est lisible dans tous les pores du film, par ce souci de faire tout élément une pièce à conviction, de transformer chaque objet en un abîme vertigineux dans lequel Paul n’attend pas pour se plonger, rappelant l’obsession de James Stewart pour le chignon de Kim Novak dans Sueurs froides.
L’Enfer est traversé par ces motifs obsessionnels visuels – le torse toujours nu d’un prétendu rival amoureux, Martineau (Marc Lavoine) employé de Paul, ou ce sac à main jaune, objet suspicieusement onéreux qui catalyse tout l’univers inaccessible au jaloux – ou sonores – le sillage d’un avion qui ne cesse de tourmenter le paysage, de harceler Paul, et les conversations prononcées à mi-voix, foule de paroles inaudibles inévitablement susurrées à dessein de nuire à l’intégrité morale de son couple.
Parce que son obsession consumériste – c’est bien de la consommation de la liberté de l’autre qu’il s’agît – est la traduction d’un narcissisme gras. Culte de soi parce qu’il n’écoute que lui, quand même bien il s’adresse d’abord à l’ombre d’un coin de rue, vite la conversation de lui à lui bascule vers les reflets troubles du canal de Midi, et sans équivoque c’est frontal face à un miroir qu’il converse. Réalisé en Narcisse complet, n’importe quel autre devient un reflet de son laid en propre, et converge vers cette annihilation de l’autre – annihilation de Nelly transformée par le regard morbide et extensif de l’obsession de Paul.
L’Enfer de Claude Chabrol est l’un de ses grands films, d’une période pourtant généralement moins appréciée de son cinéma, présent en version restaurée avec quatre autre de ses films dans la superbe édition de Carlotta, sous-titrée « Suspense au féminin », et accompagnée d’un texte critique d’Antoine de Baecque, qui permet de réhabiliter la filmographie tardive du réalisateur.
Derrière ce titre, L’Enfer prend une place particulière, parce que en dehors du thriller psychologique, cette fois la suspicion est toute entière dirigée vers le féminin, parce que le film témoigne du souci maladif qu’ont les hommes à faire jaillir la culpabilité des femmes. Les derniers plans du film en sont témoin : Paul préfère se rendre insomniaque, ne plus jamais dormir afin de ne plus jamais se défaire de l’emprise sur Nelly qu’il a prétendu aimer.
Disponible en coffret BLU-RAY et DVD depuis le 2 décembre chez Carlotta Films