Présenté dans la sélection Un Certain Regard au Festival de Cannes 2024, Le Royaume de Julien Colonna a, paraît-il, ému toute la Croisette. Mais a-t-il fait monter les larmes de notre journaliste Camille Griner ? Verdict ci-dessous.
Arrivée presque au bout de l’an 2024, un constat me traverse après avoir découvert Le Royaume, premier long métrage de Julien Colonna. Pas de doute, la Corse nous offre cette année des drames puissants portés par des héroïnes captivantes. A commencer par le brut et foisonnant A son Image du cinéaste insulaire Thierry de Peretti, braquant sa caméra sur une jeune photographe amoureuse d’un militant nationaliste, sorti en salles début septembre. Produit en France mais tourné en grande partie à Bastia, l’haletant polar carcéral Borgo, réalisé par le français Stéphane Demoustier, a également marqué les esprits en avril avec l’épatante prestation d’Hafsia Herzi. L’Île de Beauté serait-elle la nouvelle contrée cinématographique de récits féminins intenses ? Ces projets récents signent-ils un début de déconstruction de l’image viriliste tenace de la Corse ? P’t-être bien qu’oui.
« Corse, 1995. Lesia (Ghjuvanna Benedetti), 15 ans, vit son premier été d’adolescente. Un jour, un homme fait irruption et la conduit à moto dans une villa isolée où elle retrouve son père Pierre-Paul (Saveriu Santucci), en planque, entouré de ses hommes. Une guerre éclate dans le milieu et l’étau se resserre autour du clan. La mort frappe. Commence alors une cavale au cours de laquelle père et fille vont apprendre à se regarder, se comprendre et s’aimer. »
Gangsta’s Paradise
Le Royaume s’ouvre sur deux cadavres de sangliers à l’arrière d’un pick-up, suivi d’un dépeçage sanglant exécuté sans broncher par Lesia. Ambiance. Avec cette séquence d’ouverture, Julien Colonna expose crûment l’un des motifs qui fait la singularité de son film : celui des chasseurs et des traqués. Au cours d’une partie de chasse, soit, mais surtout au sein du grand banditisme et des clans. Pour son premier long métrage, le réalisateur s’attelle à la remise en question des fantasmes qui entourent la voyouterie, où l’argent et le pouvoir règnent en maîtres. Bien loin du film de gangsters à lunettes fumées qui enquille bastons sur tueries, Le Royaume dépeint des hommes prisonniers de leur destin, à l’existence ponctuée de drames et de solitude.
Rapidement exfiltrée de chez sa tante, chez qui Lesia habite, pour se retrouver dans une villa isolée aux côtés de son père et de ses hommes de main, l’adolescente découvre par le biais de la télévision, d’un article de journal ou à la dérobée d’une conversation chuchotée ce qui se trame et lui est caché. Les visages des compagnons mafieux assassinés défilent tout au long du film, tandis que l’étau se resserre autour de Pierre-Paul, le chef de clan. Tels des animaux sauvages, tour à tour prédateurs puis proies, ces voyous sont constamment gangrenés par la peur. Celle de perdre un ami ou de laisser derrière eux femmes et enfants, voguant d’une planque à l’autre en pleurant les disparus. Tragédie lente et poisseuse, Le Royaume déroule l’inévitable salut de ces « hommes fantômes », déjà morts sans encore le savoir.
Le bon, la brute et l’enfant
Outre le traitement original et sensible du grand banditisme de cet « anti film de gangsters », comme aime le définir Julien Colonna, Le Royaume est un film de cavale filmé à hauteur d’adolescente, dont la véritable essence se révèle être la relation entre un père et sa fille. Misant sur une économie de dialogues bienvenue, le réalisateur fait peu parler ses personnages pour mieux capter les corps et regards de Lesia et Pierre-Paul, qui s’apprivoisent délicatement dans un contexte où tout se fane. Appuyé par une caméra portée fragile et flottante, Le Royaume fait des détours par le milieu des mafieux corses sans jamais nous éclairer sur les magouilles et le business du clan de Pierre-Paul (et on s’en fiche pas mal !).
Par le biais de plans rapprochés sur Lesia et son père, le film reste focalisé sur le drame filial et intimiste qui se déroule au sein de sa narration. Le flot d’émotions n’en est que plus intense. Puisqu’entre Pierre-Paul et Lesia se dessine un royaume condamné, bâti de toutes pièces par le père au détriment de sa famille. Un destin que le géniteur de Lesia évoque à cœur ouvert lors d’une séquence émouvante entre les deux personnages. Pierre-Paul se mue alors en un père meurtri par l’existence qu’il s’est choisi, souffrant profondément du peu de temps qu’il accorde à sa fille adorée. Quant à Lesia, elle ne demande qu’à passer plus de temps aux côtés de son paternel qui lui manque constamment. Sortie de mouchoirs recommandée.
La mort aux trousses
Tandis que les remises en question et multiples émotions suintent par chaque pore de ses deux protagonistes, Le Royaume contrebalance l’effervescence interne de Pierre-Paul et Lesia par une mise en scène sobre. Les plans, souvent contemplatifs, s’allongent et se ponctuent parfois de zooms lents pour mieux laisser poindre la complexité du lien qui les unit et la tension constante de la situation dangereuse dans laquelle Pierre-Paul embarque sa fille malgré lui. Plusieurs séquences, dont une en montage parallèle, cassent le rythme et l’apparente fragilité de la mise en scène pour offrir des moments de suspense à la pression glaçante.
Julien Colonna parvient par ailleurs à nous surprendre d’un bout à l’autre de son film, malgré quelques éléments narratifs que l’on voit venir. Ces derniers, si on les flaire par avance, se soldent pourtant toujours par l’inattendu. Déjouant habilement les attentes du spectateur, le réalisateur s’est d’autre part très bien entouré au scénario en la personne de Jeanne Herry (Pupille, Je verrai toujours vos visages), et la fusion de leurs sensibilités fait mouche. Quant aux non-professionnels Ghjuvanna Benedetti et Saveriu Santucci, leur duo blessé irradie l’écran et laisse éclore le magnétisme puissant de ces deux révélations qu’on espère revoir très vite dans d’autres projets.