Le cœur le plus brûlant d’une flamme se pare de la couleur bleue la plus froide. La morsure qu’imprime La Tour de Glace de Lucile Hadzihalilovic nous laisse une engelure de ténèbres et de beauté dans nos yeux engourdis.
Quatrième long-métrage d’une réalisatrice dont on ne parle que trop peu, La Tour de Glace dénote autant qu’elle transporte, entre rêve, cauchemar et réalité, une ré-écriture lugubre et poétique d’un conte désormais connu et reconnu, qu’on se fera un plaisir de quand même vous (re)présenter.
« Années 70. Depuis son village de haute-montagne, Jeanne (Clara Pacini), 15 ans, rêve de quitter l’orphelinat de son enfance et découvrir le monde. Fuguant vers la ville et ses lumières, elle trouve refuge dans un hangar. Au matin, lui apparaît la Reine des Neiges, éblouissante. Le hangar se révèle être un studio où se tourne un film adapté du conte. Cristina (Marion Cotillard), la star, qui incarne la Reine, règne sans partage sur le plateau. »

Platoon de tournage
Ré-écrire un conte, c’est souvent le dénaturer. Voir ce que l’on met de côté permet de mieux mettre en valeur ce qui est gardé : une tonalité, un thème, un personnage. Ici, Lucile Hadzihalilovic garde du conte un aspect qui n’est pas spécifique à La Reine des neiges, mais bien au conte en tant que principe : son mystère.
À travers des flocons, des vitres ou un kaléidoscope, la réalisatrice rend son image toujours plus brumeuse, opaque. La photographie est assurée par Jonathan Ricquebourg, qu’on a déjà retrouvé, par exemple, sur La passion de Dodin Bouffant, est une deuxième collaboration après le superbe Earwig. Cristallines, les images de La Tour de Glace dessinent, à coups de lumières dures, les contours d’une histoire aussi sombre que ses personnages. Des expérimentations bienvenues, superbes et incompréhensibles, tranchent le film à l’image des personnages qui répondent de leurs propres règles.
La chaîne du chaud-froid
Plonger dans une histoire de Lucile Hadzihalilovic, c’est commencer par se perdre. La réalisatrice ne balise pas ses films comme on le ferait dans un film horrifique « classique », plus franc, mais moins radical. Comme ses personnages, elle ballotte le spectateur dans une mer d’incertitudes qui finit par être rassurante. Il faut aimer se perdre, accepter pleinement de suivre Jeanne dans sa fuite vers la froideur des années 70, dans un monde trop grand, trop inhospitalier.
Dans La Tour de Glace, le froid est source de chaleur, c’est un duvet qui vient recouvrir le film, l’histoire, et les personnages. Le regard de glace de Marion Cotillard, son tempérament polaire, deviennent presque un phare dans une nuit de blizzard. Une émotion qui transperce le blanc de nacre du plateau de tournage, où une réplique en petite taille du bâtiment éponyme trône, immobile, comme morte. Comme l’ombre nous intime qu’il y a la lumière, le froid, seul repère sensitif, se mue en un rappel de chaleur.

Conte d’hiver
Mais la glaciation totale du film n’en élague pas pour autant l’humanité. De la présence de Dino, interprété par le conjoint de la réalisatrice, Gaspar Noé, à la troupe mobile que constitue l’équipe de cinéma, le film reste mouvant malgré l’engourdissement. Comme un cycle naturel, tout se met en branle le temps du tournage, tout se réveille sous la neige sans pour autant la faire fondre. Dans ce cocon d’humanité inhumaine – un tournage reste un tournage – Jeanne se retrouve prise au piège, comme nous, dans la chaleur bleutée du regard de la Reine des Neiges.
Jeanne se retrouve prise dans une spirale toxique, à ne plus savoir qui suivre, quel chemin prendre. Perdue entre le besoin de liberté après l’orphelinat, et la proximité rassurante du tyran de plateau, elle se retrouve face à un choix ne reposant pas sur la morale, mais sur l’expérience à laquelle elle choisira de faire face. Être prise dans l’étreinte maladive et toxique de la Reine est-elle réellement moins fiable que se perdre à jamais dans l’immensité de sa propre liberté ?
#MeTour
Évidemment, conte oblige, le film finit par répondre, sous une forme aussi lugubre que libre, mais laisse tout le champ aux yeux qui s’y posent pour y apporter leurs réponses, de le dénaturer, le changer, le malaxer. Parce que le propre du conte, c’est d’être vivant, d’évoluer avec ses itérations, ses traductions, avec ceux qui le déclament et ceux qui l’écoutent.
Comme Jeanne se mue en un personnage polymorphe et complexe, La Tour de Glace devient plus une idée qu’un récit concret. Un arbre de vie mort, un symbole phallique figé au centre du récit, repris et ré-interprété par une femme pour en faire un objet qui n’est plus une simple démonstration de puissance viriliste, mais un phare jouant sur des rouages de dominations autrement plus fins, plus sensibles.
