Adapté de la pièce The Children’s Hour (1934) scénarisée par la dramaturge américaine Lillian Hellman, et par ailleurs remake du film de 1936 Ils étaient trois, (l’un des premiers longs métrages du réalisateur) La Rumeur de William Wyler a la particularité d’être remarquablement en avance sur son temps, notamment dans le traitement du coming-out, de l’homosexualité ainsi que de l’homophobie.
Dans La Rumeur, Karen Wright (Audrey Hepburn) et Martha Dobie (Shirley MacLaine), amies depuis les bancs de la faculté, se partagent désormais la direction d’un pensionnat pour jeunes filles dans une région nantie des Etats-Unis. Parmi ces jeunes âmes se dresse la turbulente Mary, (campée par une très jeune Karen Belkin aussi agaçante qu’impressionnante) véritable rejeton machiavélique et mythomane, créatrice de la rumeur éponyme qui anéantira sur son passage la – pourtant si bonne – réputation des deux directrices.
Lasse d’être constamment punie pour son mauvais comportement et désireuse de se venger de ses « bourreaux », la jeune Mary va élaborer un mensonge aux conséquences désastreuses. Cependant, aussi méchante soit-elle, Mary reste une enfant qui n’en demeure pas moins innocente sur certaines choses de la vie. Lorsque la jeune fille prétend avoir été témoin de situations laissant penser que les deux directrices de l’établissement entretiennent une relation amoureuse, elle n’est absolument pas consciente que ce mensonge gargantuesque se base en réalité sur une importante part de vérité.
Certes Karen et Martha ne sont pas amantes, en cela la rumeur est contrefaite. Mais il s’avère que Martha, jalouse du mariage imminent de son amie Karen avec le docteur Joe Cardin (James Garner), s’interrogera tout au long du métrage sur la nature de ses sentiments pour elle, avant de finalement lui déclarer son amour. L’intolérance des habitants du quartier ainsi que l’impossibilité pour Martha d’assumer pleinement son identité dans un environnement hostile à l’homosexualité la mèneront vers une issue tragique. Ce qui n’était qu’une simple rumeur propagée par une enfant turbulente ne voulant plus subir l’autorité de ses professeures aura involontairement révélé le mal-être de Martha, qui ne demandait finalement qu’à être elle-même.
La Rumeur est née de la volonté de son réalisateur William Wyler de réadapter une seconde fois la pièce de Lillian Hellman, cette fois-ci dans une version bien plus fidèle au matériau d’origine. Dans Ils étaient trois, Wyler reprend l’idée de triangle amoureux, mais l’adapte de façon à ne pas bousculer la morale bien trop convenue des spectateurs de l’époque. Ainsi ce n’est pas de Karen dont Martha est amoureuse dans cette version, mais bien du docteur Joe Cardin, le futur époux de Karen. Il était déjà irrévérencieux (entendons-nous, selon les standards de l’époque) de proposer ce genre de récit en 1961, ce qui rend extrêmement difficile d’imaginer la réception d’un tel film dans les années trente.
Il faut ainsi reconnaître l’audace de Wyler, qui dresse avec La Rumeur un constat lucide des ravages de l’homophobie, à une période où l’homosexualité est encore majoritairement vue comme une perversion, ou dans le pire des cas, une maladie mentale. Mais malgré cette audace, il reste légitime de reprocher au cinéaste de ne jamais véritablement prendre position contre l’homophobie, bien que l’on puisse admettre que le film n’aurait sans doute jamais vu le jour si cela avait été le cas. L’actrice Shirley MacLaine, interprète de Martha, accusera Wyler d’avoir trahi l’essence même de l’œuvre en coupant au montage de nombreuses scènes dans lesquelles l’affection de Martha – considérée comme chaste et amicale pour Karen – était clairement perceptible à l’écran par le spectateur (scènes qui seront rajoutées dans la version DVD de 2004).
Dans son traitement de la psychologie des foules et de l’impact d’une rumeur calomnieuse sur la vie d’autrui, La Rumeur nous renvoie à certains égards au Furie de Fritz Lang (1936). Mais l’intérêt du film de Wyler réside principalement dans le constat sur le puritanisme américain déplacé qu’il réalise, de même que dans la dépiction des conséquences – parfois funestes – de l’homophobie sur les personnes qui en sont victimes. Regarder La Rumeur en 2020, dans un contexte de luttes grandissantes pour les droits LGBT+, c’est constater avec effroi l’intolérance et l’inhumanité de cette communauté prétendument bien-sous-tous-rapports qui œuvre de concert à la destruction de la réputation de Karen et Martha, ayant pourtant dédié leur vie à la construction de l’avenir de leurs jeunes filles.
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