La Mère de tous les mensonges d’Asmae El Moudir : Mémoire réduite

Asmae El Moudir réalise avec La Mère de tous les mensonges (Kadib Abyad) un documentaire passionnant, qui a tracé sa route jusqu’à la shortlist des 15 films étrangers aux Oscars 2024.

D’une grande originalité formelle, le film poursuit la belle vitalité cinéma marocain, après notamment Les meutes de Kamal Lazraq et dans le sillon des bonnes sélections du Festival de Marrakech ces dernières années. Doublement primé à Cannes en 2023, La Mère de tous les mensonges est pour Asmae El Moudir une manière détournée – parce que c’est la seule qui lui est possible – de raconter son histoire familiale et à travers elle la mémoire de milliers de Marocains. C’est celle des visages et villages des Années de plomb, ces moments sombres qui, au Maroc mais aussi en Algérie et dans tant d’autres pays arabes, se sont malheureusement succédés depuis les décolonisations desquelles n’ont découlé que des dictatures.

« Casablanca. La jeune cinéaste Asmae El Moudir cherche à démêler les mensonges qui se transmettent dans sa famille. Grâce à une maquette du quartier de son enfance et à des figurines de chacun de ses proches, elle rejoue sa propre histoire. C’est alors que les blessures de tout un peuple émergent et que l’Histoire oubliée du Maroc se révèle. »

© Arizona Distribution

L’image manquante

Premier long métrage d’Asmae El Moudir, La Mère de tous les mensonges est un objet filmique presque nécessaire, dans un pays qui, à l’image de ses voisins, fait tout pour ne pas se pencher sur sa mémoire d’après la décolonisation. Assujettis à la dictature monarchique d’Hassan II, les Marocains ont aussi vécu leurs Années de plomb sans jamais pouvoir en faire le deuil. Jamais, jusqu’à des ouvrages comme « Tazmamart : cellule 10 » ou des documentaires comme celui qui nous intéresse ici.

Comment donc traiter la mémoire quand elle n’existe pas ? Telle est la question au cœur de la superbe idée de cinéma de La Mère de tous les mensonges. Confrontée à une abondance de témoins dans sa famille mais paradoxalement à l’absence d’images, Asmae El Moudir décide de recréer ce qu’elle n’a jamais pu contempler. C’est ainsi que naissent les maquettes autour desquelles tourne le film, qui servent, comme dans une enquête policière, à reconstituer des évènements cachés et à provoquer, chez celui qui sait, la volonté d’avouer.

Aidée par son père aux maquettes et sa mère aux costumes, la réalisatrice donne presque à voir un making-of de plateau. On se prend au jeu de la mise en abîme et, l’espace d’un instant, on admire ce tour de force filmique sans penser au reste. Le film se compose devant nos yeux, comme si Asmae El Moudir nous invitait dans l’intimité des séquences de story-boarding par lesquelles un réalisateur passe lors de la préproduction de son film.

© Arizona Distribution

Quelle excellente journée pour un exorcisme

D’une folle créativité, les maquettes d’Asmae El Moudir n’auraient pas été la base d’un bon documentaire si leur propos ne frappait pas juste. À l’image de générations de jeunes maghrébins à qui l’histoire post-décoloniale est toujours enseignée en maquillant les faits, la réalisatrice cherche à percer le silence des non-dits. Et elle le fait avec une grande délicatesse, en amenant par un long processus sa famille à s’ouvrir. C’est en particulier le cas de sa grand-mère, d’où tout part et vers laquelle tout converge.

Que s’est-il passé lors des émeutes du pain de 1981 à Casablanca ? Combien de personnes ont-elles réellement été tuées, et où l’armée du Roi les a-t-elle enterrées, sans cérémonie et dans la cruauté la plus totale ? Le programme est aussi vaste pour Asmae El Moudir que l’Histoire n’est grande. Et pourtant, par petites touches, sans reconstitution si ce n’est celle de ses maquettes, elle réussit à recoller les morceaux et à faire ressortir une vérité. Une vérité certainement incomplète, forcément biaisée et obligatoirement maquillée, mais une vérité tout de même. C’est, au fond, un début de mémoire dans le pays de Notre ami le Roi, ce monarque que la France a tant couvé au mépris des droits humains.

© Arizona Distribution

Virtuose avec son documentaire sans archives, Asmae El Moudir débarque avec fracas dans un domaine pourtant bien fourni en France, en témoignent les récents prix notamment glanés à la Berlinale par Mati Diop.

On en retiendra, dans un pont entre Paris et Casablanca, le geste novateur et marquant d’une cinéaste obstinée, qui n’est pas laissée résigner là où d’autres, faute de connaître la « vraie » Histoire, ne cherchent pas à la déterrer et se laissent gouverner par la vérité officielle, mère de tous les mensonges.

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