C’est fraîchement décoré de la Palme d’Or en 1958 pour Quand passent les cigognes que le cinéaste soviétique Mikhaïl Kalatozov décidé de s’attaquer à une nouvelle de Valeri Ossipov : La Lettre inachevée.
Cette adaptation de La Lettre inachevée ne manque pas de surprendre son spectateur par quelques passages inattendus au milieu de longues séquences austères. Émoi, tension et technique sont au rendez-vous dans cette œuvre pleine d’enseignements.
Quatre géologues sont envoyés en expédition au fin fond de la Sibérie, à la recherche d’un gisement de diamants. Mais l’automne approche et les réserves de nourriture commencent à s’épuiser. Le trajet du retour semble être une longue et impossible épreuve.
La conquête de l’est
Si la conquête américaine des immenses étendues du far-west a eu droit à des décennies de mise à l’écran, l’URSS ne fut pas en reste non plus. Même si la période est moins célèbre que chez leur grand rival, elle en demeure un point important de l’histoire soviétique. Et c’est justement ce moment de l’histoire que Kalatozov souhaite porter à l’écran : la conquête de l’est (Sibérie).
Dès la scène d’introduction, le cinéaste filme ses comédiens pleins d’entrain et euphoriques à l’idée d’être les acteurs d’une mission importante. Les plans larges laissent place à de grands mouvements de joie, tandis que les gros plans laissent scintiller dans leurs yeux la flamme qui les habite et la fierté dont ils sont emplis. La première demi-heure du film tient et insiste sur un rythme effréné, au point de rendre ses protagonistes à la limite du supportable. Mais la virtuosité avec laquelle Kalatozov filme les grandes étendues vides de la Sibérie suffit à nous scotcher la rétine à l’écran. Alternant constamment entre des caméras épaules (parfois très vives) et d’extraordinaire fresques de nature ou de silhouettes, il incarne sans difficulté le gigantisme du lieu face à ces explorateurs.
Une mise en scène signifiante
Les quatre protagonistes sont déposés au sol, la caméra s’éloigne et monte vers les cieux. Bien qu’on devient facilement qu’il est réalisé par hélicoptère, Kalatozov a fait le choix d’ouvrir son film sur un plan qui s’éternise. Les héros sont loin, presque invisibles à cause de la distance qui nous sépare d’eux. Le cinéaste introduit subtilement que ces quatre individus sont seuls au monde, sur des terres hostiles et isolées. Mais ni peine, ni angoisse pour eux.
Habilement, Kalatozov nous conforte dans l’idée qu’il ne peut rien arriver à ces héros envoyés par la mère patrie. Et c’est toute la prouesse scénaristique menant à la désillusion qui va se mettre en place dans la seconde partie du long-métrage.
Le fatalisme du progrès
Le film rend un hommage certain à ces pionniers qui ont tout risqué dans la quête de l’impossible. Mais il n’hésite pas en illustrer aussi les limites. La Lettre inachevée nous rappelle que certaines choses sont immuables. Le progrès technique et les prouesses humaines ne sont pas grand chose. Sans aucune transition, Kalatozov vient bouleverser son histoire. Dès le réveil, un incendie se lance et ne semble jamais pouvoir être arrêté. L’environnement s’écroule, la vision s’obscurcit et les organismes faiblissent. Les interprètes donnent tout, et cela se remarque. Constamment en sur-jeu, ce choix de direction étonne mais finit par s’accorder parfaitement avec le tempo du film.
La nature rêvée et idéalisée de la première partie du récit s’avère devenir rapidement la pire ennemie des protagonistes. La production du film a pris une année entière, Kalatozov voulant capter toutes les saisons avec leurs difficultés. Chaleur, sécheresse, neige et tempêtes s’enchaînent telle une apocalypse voulue des dieux. Comme un symbole, la radio que les personnages transportent rend l’âme au pire des moments, vaincue par une nature agressive qui lutte, elle aussi, pour se défendre. Pour incarner la nature, Kalatozov a remanié le texte original pour en faire un personnage fantastique. Il dessine donc des centaines d’esquisses pour un résultat toujours époustouflant, soixante ans plus tard.
La puissance d’un film qui traverse les âges tel La Lettre inachevée se fait ressentir. Celui-ci vient puiser au fond de nos peurs primaires. La nature est incontrôlable et la désolation que l’homme apporte ne peut que déboucher sur un drame. Mikhaïl Kalatozov délivre ici une œuvre aux visuels forts, afin de nous imprégner de son propos, lui-même relativement costaud.