Interview de Lukas Dhont (Close) : « J’avais envie de voir de grandes émotions »

CLOSE ©Kris DEWITTE_Menuet

A l’approche des cérémonies des Césars et des Oscars, voici une interview de Lukas Dhont, réalisateur du film Close, avec qui nous avons pu nous entretenir.

Le long-métrage Close est nommé comme Meilleur film international aux Oscars et comme Meilleur film étranger aux Césars. Dans cette interview de Lukas Dhont, nous avons donc profité pour revenir sur le travail du réalisateur et les normes erronées de la société qu’il dénonce à travers ce film.

Lukas Dhont s’est fait connaître avec Girl, qui raconte l’histoire d’une fille née garçon, dont le rêve est de devenir danseuse étoile. Son premier film avait reçu la Caméra d’or du Festival de Cannes en 2018. Dans Close, nous suivons les aventures de deux meilleurs amis au collège, Léo et Rémi, brutalement séparés par une tragédie. Cet événement amène alors à réfléchir sur la place laissée aux émotions et aux sentiments d’un garçon qui devient homme et se retrouve confronté au regard des autres. 

Comment s’est passé le moment où vous avez appris votre nomination aux Oscars ? Est-ce que vous vous y attendiez ?

LUKAS DHONT : J’avais compris qu’il y avait une résonance qui grandissait exponentiellement. Je sentais que le film avait fait réagir, qu’il était très apprécié et que les gens en parlaient. Après nous étions en compétition avec 15 films internationaux, d’univers très différents. Il s’agit de films qui marchent à leur propre manière. C’est une question de goût collectif. Et donc non, je ne m’y attendais pas. J’ai regardé la diffusion en direct à New York parce que j’étais encore aux Etats-Unis. Et je savais que les garçons, qui ont les rôles principaux, la regardaient aussi car il était 15h en Belgique, donc ils étaient encore à l’école. Ils ont regardé ça ensemble en classe, et je trouvais ça quand même incroyable, d’avoir 15 ans et de regarder ça en groupe.

Et voilà, quand j’ai compris qu’on était nominé, c’était un peu irréel… J’ai sauté dans les airs… Et après c’était une manière très abstraite aussi. J’ai appelé ma maman, j’ai appelé les garçons qui étaient dans leurs classes, qui étaient en train de regarder et de jeter leurs cahiers dans les airs.

Vous vous rendez compte que c’est une aventure collective finalement, vous appelez votre mère, les garçons… 

LD : Je pense que, ce qui est beau dans le parcours avec les deux garçons, c’est de vivre cela à travers les yeux de quelqu’un qui a 15 ans, âge où je rêvais déjà d’être réalisateur. C’est un grand cadeau. En tant qu’adulte, tu es très focalisé sur un résultat ou sur une destination mais grâce aux garçons, je vis ça comme un parcours incroyable, je vis ces absurdités, l’absurdité de tout.

J’ai aussi appelé ma maman parce que, quand j’étais jeune, je l’ai toujours vue, pendant son temps libre, en train de créer des peintures très belles qui n’étaient jamais célébrées comme ça. Ça m’a donné un sentiment de privilège, sachant qu’il y a tellement d’oeuvres d’art qui ne sont ni célébrées, ni vues.


« Il y a des fois où j’arrive à être plus honnête dans mes films que dans la vie réelle. »


Nous vivons aujourd’hui dans une époque où des films comme Close sont célébrés, mais qui auraient fait scandale s’ils étaient sortis plusieurs années auparavant. Avez-vous osé réaliser ce film parce que la période est, à présent, propice et les gens s’ouvrent davantage à ces sujets considérés de plus en plus, comme “normaux” ? Ou auriez-vous osé le réaliser il y a 20 ans ? En sachant qu’il y a encore des débats de nos jours sur ces questions.

LUKAS DHONT : Oui, je pense que 20 ans auparavant, je n’aurais jamais osé faire ce film. Mais ça aurait été pour des raisons différentes, parce que moi, je n’aurais jamais osé le dire, comme je le dis dans Close aujourd’hui. Dans mon propre parcours, je n’aurais pas été à cet endroit où je pouvais parler de manière si authentique, où je pouvais confronter les codes, les normes et les rôles de cette manière parce que j’étais encore en plein dedans.

Je pense que l’objectif de ma vie d’adulte est de déconstruire les choses que j’ai créées pour me protéger et les choses qui sont vraiment “moi”. Et je pense que dans les deux films, je suis plus fier du fait que je parle à travers eux d’une manière très authentique, “à la Lukas”. Je sais qu’il s’agit d’expressions qui viennent de moi. Après, on peut rejeter ces expressions ou on peut les aimer. Cela dépend des spectateurs. Mais je sais qu’il s’agit d’expressions qui sont propres à moi, et je pense que je suis plus authentique ainsi. Et il y a des fois où j’arrive à être plus honnête dans mes films que dans la vie réelle.

C’est un peu comme les chanteurs qui disent qu’ils arrivent plus à exprimer leur ressenti à travers leur musique et les paroles de leurs chansons.

LD : Je partage ce sentiment et je me demande si je pense autant à notre période. Bien sûr, cela fait partie de ma conscience parce que je vis à ce moment précis, dans le temps, où il y a un mouvement féministe très fort qui déconstruit le patriarcat, cette culture très hiérarchique avec une sorte de vocabulaire autour de la masculinité qui est plutôt brutal. Donc je pense que je suis aidé par la période parce qu’il y a des gens qui sont venus avant moi et qui vivent là, avec moi, qui montrent qu’il est possible de le faire. Donc oui, dans ce sens, peut-être, le film que j’ai pu faire fait écho à la période actuelle.

© Diaphana Distribution
Votre film a été nominé aux Oscars, une cérémonie qui est donc américaine. Et pourtant, récemment en Floride, des lois ont été mises en place pour l’école, qui interdisent d’aborder les sujets de l’orientation sexuelle et des thématiques LGBTQ +.  Nous sommes donc dans une société où, comme vous le dites, le mouvement féministe libère la parole, et où, à la fois, nous régressons. Ainsi, votre film a reçu de très bonnes critiques mais il peut aussi gêner certaines personnes. Craigniez-vous qu’il soit rejeté ? En sachant que le film, en France, a accumulé un nombre d’entrées assez modeste par rapport à la promotion (200 000 entrées environ). 

LD : Eh bien, c’est très intéressant parce qu’en ce moment, pour ma passion personnelle, je lis beaucoup sur les années 30 et sur, par exemple, la liberté de la sexualité et le jeu avec les gens. Ce sont des choses très présentes dans les années 30 et c’est après la guerre qu’elles sont devenues plus strictes, plus codées. Et cela montre que l’Histoire tourne en rond. Il y a des moments de grandes joies et de grandes libertés. Et après, il y a des moments de régression, comme vous dites. Quand on voit les Etats-Unis, et tous ces États comme l’Utah, la Floride, on voit clairement que, politiquement parlant, il y a un retour en arrière.

Pour le nombre d’entrées en France, je n’ai, bien-sûr, pas la réponse, parce que la distribution d’un film dépend de tellement d’éléments. Donc c’est difficile à dire. Après, je me demande à quel point, on sort de cette période de pandémie et à quel point, le collectif avait aussi envie de quelque chose de plus joyeux. Et c’est vrai qu’il s’agit d’un film qui est bien, les gens qui l’ont vu ont exprimé leur passion pour le film, qui est très forte.

Après, il faut aussi savoir attirer les gens au cinéma, et pour ça, tu fais tout ce que tu peux. Mais des fois, il y a un mouvement, comme celui des vagues, dans cette société, qui fait qu’une chose se démarque plus qu’une autre. Et la concurrence sur le marché est très grande. Il y a tellement de films qui sortent en même temps, tellement de films biens, importants, intéressants. Mais Close, en France, a quand même fait de beaux chiffres.


« J’adore Tree of Life parce qu’il y a une liberté dans la mise en scène, dans le travail avec les comédiens »


Ce qui était très beau, avant la pandémie, c’est qu’avec Girl, on a pu avoir 400 000 spectateurs et bien sûr, on avait l’espoir d’y arriver aussi avec Close. Après, comme je disais, parfois, ça reste un mystère. Close, c’est un film sur le passage de l’enfance à l’adolescence, sur le sentiment de responsabilité et sur le deuil. Donc il y a tellement de thèmes pour moi, très universels dans lesquels j’espère, que le public peut trouver son entrée dans le film, son point de résonance. Mais parfois, en tant que réalisateur, tu te demandes pourquoi une chose reçoit plus d’attention dans un endroit plutôt qu’un autre. Par exemple, le film fonctionne très bien en Italie, en Belgique et aux Etats-Unis, où il vient de sortir. On a un distributeur américain qui est super, A24. Donc, parfois, ça dépend des territoires, ça dépend des moments, des films autour.

Et puis, ce qui a été quand même super, c’est que vous aviez un casting qui n’était pas connu, à l’exception de Léa Drucker et Émilie Dequenne qui jouaient des rôles secondaires. Les acteurs principaux étaient deux inconnus qui jouaient pour la première fois dans un film. 

LD : Oui, les deux n’avaient jamais joué avant, c’était leur première expérience au cinéma. Ils avaient 13 ans. J’ai rencontré l’un d’eux dans un train et l’autre, dans sa classe. Au moment de la dernière étape du scénario, nous sommes allés dans toutes les écoles, autour de Bruxelles, pour trouver des jeunes qui pouvaient incarner ces personnages. Et avec Gustav (Rémi), ce que je trouvais toujours très intéressant, c’est qu’il a quelque chose de très mystérieux alors qu’Eden (Léo) est très prononcé, il a quelque chose d’un peu androgyne. Gustav a une sorte de beauté, mais il est réservé et j’ai toujours trouvé ça très interessant.

En regardant Close, j’ai pensé aux films The Tree of Life ou Call Me By Your Name, est-ce que vous avez consciemment essayé d’être dans cette veine là ou pas du tout ?

LD : Si, je pense que les univers dont vous me parlez, sont très importants pour moi. En tout cas, si on peut, d’une certaine manière, trouver un point commun entre Terrence Malick dans Tree of Life et l’univers de Frank van den Eeden (NDLR : chef-opérateur de Close) c’est qu’ils essaient d’utiliser la caméra comme un danseur, comme un chorégraphe, ils essaient de trouver avec la caméra, un mouvement autour et avec les personnages dans le film. Et ça, c’est quelque chose qui m’inspire beaucoup. C’est cette danse, pas seulement entre les personnages, mais aussi avec la caméra et avec l’équipe du film.

Je voulais être danseur avant d’être réalisateur. Donc, au début, la danse était ma grande passion et je pense maintenant, que j’écris plus du point de vue d’un chorégraphe, que de celui d’un scénariste. Et j’adore Tree of Life parce qu’il y a une liberté dans la mise en scène, dans le travail avec les comédiens, à laquelle j’aspire beaucoup.

Close Lukas Dhont
© Diaphana Distribution
Est-ce que vous avez choisi d’aller vers le mélodrame avec Close ? Le film étant plus émouvant que Girl, qui est plus sec, on a l’impression que vous avez un peu ouvert les vannes par rapport au premier film.

LD: Oui, maintenant que j’ai un peu plus de distance, je regarde le film et je le vois bien. Mais d’abord, je pense qu’il y a une chose, c’est que j’avais envie de parler avec le cœur et pas avec la tête. Ou seulement un peu avec la tête mais beaucoup plus avec le cœur. J’avais aussi envie de voir de grandes émotions exprimées dans cet univers de jeunes garçons, dans cet univers d’hommes, dans cet univers masculin. J’avais envie de montrer l’émotion aussi, extériorisée. Alors que dans Girl, le film est beaucoup plus dans la retenue avec un personnage qui garde tout à l’intérieur.

Après, je me demande aussi – et c’est plutôt personnel – mais en tant que réalisateur, j’étais beaucoup moins sûr de moi par rapport à la deuxième fois, j’avais peur de ne pas toucher le public. C’était un processus très différent où j’étais beaucoup moins sûr de moi. Et je me demande – c’est une question pour moi, mais je le partage quand même avec vous – à quel point, j’étais dans cette insécurité à augmenter le volume émotionnel et musical.


« Je n’ai pas du tout aimé Bros. Pour moi, ce n’est pas un film »


Dans la comédie romantique Bros, sorti l’année dernière, le personnage principal souligne le fait que les films, avec une romance homosexuelle, finissent toujours mal ou de manière tragique, comme dans Le Secret de Brokeback Mountain ou Call Me By Your Name et c’est justement le cas aussi dans Close. Bros est un des rares films sur le sujet qui se finit bien. Est-ce que vous pensez qu’il est nécessaire de continuer à réaliser des films sur les relations homosexuelles avec une fin tragique pour continuer de faire évoluer les mentalités ? Les fins joyeuses apparaissant encore comme trop « idéales » ou « fictives » ? Y a-t-il une manière meilleure qu’une autre selon vous ? 

LD : D’abord, je vais faire une nuance très importante, car nous sommes dans un monde où les nuances sont souvent effacées. Le film ne parle pas vraiment de la sexualité. Le film parle, pour moi, d’une masculinité ou d’une tendresse qui est complètement détruite par un vocabulaire, un langage visuel qui dit de se détacher, de se déconnecter l’un de l’autre.

Si on regarde ce qui se passe dans l’univers masculin, entre 13 et 18 ans, à 13 ans, les garçons parlent des uns et des autres avec un langage d’émotions énormes. Ils disent que l’autre est « le plus important dans leur vie », ils osent exprimer l’amour ouvertement. Mais quand on pose la même question aux mêmes garçons à l’âge de 18 ans, ils se sont complètement distancés de ce langage. Et c’est aussi à cette période que le nombre de suicides chez les garçons augmente 4 fois plus, si on compare avec celui des filles. Donc pour moi, c’était important de parler de la manière dont cette société oriente la masculinité vers un détachement de l’un et de l’autre, mais aussi dans le langage intérieur.

Après, je n’ai pas du tout aimé Bros. Pour moi, ce n’est pas un film. Il s’agit de quelqu’un qui veut prouver des affirmations politiquement correctes en ne l’étant pas du tout. C’est très fermé dans la narration : deux mecs blancs musclés… Le film essaie toujours de me dire ce que je dois penser, ce que je dois trouver bien ou non et ça m’ennuie terriblement.

Mais j’ai trouvé justement que c’était une caricature !

LD : Moi je me dis que, si tu veux faire une comédie romantique avec un couple gay, sois romantique, sois beau ! Après, c’est mon opinion personnelle. Je trouve que le film commence sur des représentations qu’il essaie de dévaloriser alors qu’elles ne devraient pas l’être. Donc je sens trop l’agenda derrière ce film, que je n’aime pas.

Après, est-ce qu’on a besoin de représentations lumineuses ? Oui, beaucoup. Mais est-ce qu’on ne doit plus parler de la violence et de la tragédie ? Moi je trouve que non. Je trouverai ça violent de rester silencieux sur l’impact de la violence, sur la brutalité et je ne comprendrai pas ce silence. Mais c’est vrai qu’il y a aussi cet espoir de lumière que je confirme complètement. Mais d’abord, j’espère dans les films qui sont dans des univers cinématographiquement intéressants. Après, le cinéma est un art subjectif.

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