Si la France est un territoire privilégié pour le cinéma Arabe, ses films n’en restent pas moins rares. Voilà une raison parmi d’autres d’aller voir Harka de Lotfy Nathan. Une œuvre qui réussit là où beaucoup ont échoué.
Dans Harka, Ali vend de l’essence à la sauvette en Tunisie, en espérant économiser assez d’argent pour tenter la traversée illégale vers l’Europe et une vie meilleure. Ses projets sont cependant bousculés quand son père meurt, laissant derrière lui deux filles qui deviendront la responsabilité d’Ali, leur autre frère décidant rapidement de les abandonner lui aussi. Face à ces nouvelles obligations et la menace de perdre sa maison à cause d’impayés, Ali voit naître en lui une conscience politique, héritée de dix ans de frustrations et de pessimisme à la suite de la révolution inachevée de 2011.
La jeunesse arabe, sans fard ni complaisance
La difficulté du cinéma arabe, quand il est vu ou réalisé avec un point de vue occidental, est de l’analyser avec complaisance, ou de manière programmatique. Sur l’exemple de la pauvreté et du manque de perspectives de la jeunesse du monde arabe, la tentation aurait pu être celle de le traiter comme une descente dramatique aux enfers. Or c’est tout l’inverse : en Tunisie comme ailleurs, la jeunesse ne voit en sa situation rien d’exceptionnel ; elle est au contraire et malheureusement normale. Loin de la vision erronée que l’on peut en avoir, la jeunesse tunisienne est cynique et résignée, car rien ne change. Et peut-être fallait-il bien un réalisateur arabe (ici l’américano-égyptien Lotfy Nathan) pour transmettre ceci avec vérité.
C’est là toute la force du film. La succession d’injustices auxquelles Ali est confronté est terriblement banale, et c’est bien cela, en lieu et place d’une prétendue descente aux enfers, qui achève de le rendre fou. Dans la Tunisie d’après la révolution de 2011, peu de choses se sont améliorées, et l’administration publique et politique reste fermée aux revendications désespérées des jeunes. Dans Harka, Ali en est l’exemple parfait : exploité par un contrebandier qui pourrait l’envoyer à la mort sans sourciller, Ali est obligé de participer à la corruption de policiers qui n’hésitent pas à le violenter quand bon leur semble. Chez lui, la situation n’est pas meilleure, entre des sœurs dont il doit subvenir aux besoins et la menace de se faire saisir la maison par la banque.
Un premier film, vraiment ?
À voir la qualité de la mise en scène d’Harka, on a du mal à croire que c’est le premier long-métrage de fiction de Lotfy Nathan. L’ensemble apparaît dès le début très maîtrisé. Déjà par sa durée, ramassée en 1h26 et qui démontre la capacité du réalisateur à ne pas s’éparpiller dans son scénario, qui va à l’essentiel sans pour autant se précipiter. En effet, le scénario d’Harka a cela de remarquable qu’il donne l’impression d’être un véritable tableau de la vie.
Lotfy Nathan réussit habilement à éviter le piège des personnages-fonction, et leur donne au contraire à chacun un souffle unique. Dans le film, tous les personnages sont autant de manifestations de la société tunisienne telle qu’elle est vraiment. Il y a les cyniques, à l’image de l’ami d’Ali, qui se contente de peu car il sait qu’il n’aura jamais plus. Il y a ensuite les résignés (le frère), les corrompus (la police), ceux qui vivent dans une tour d’ivoire (l’administration et les banquiers). Et enfin la lumière d’espoir que sont les deux sœurs, qui chacune de leur manière, soit avec l’insouciance de l’enfance ou la philosophie de l’âge adulte, permettent à Ali de surnager autant que faire se peut.
Des interprètes talentueux
Au cœur de cet ensemble harmonieux, l’acteur Adam Bessa sort clairement du lot. Son interprétation d’Ali, toute en nuance, donne une force supplémentaire au film. Calme et renfermé, Ali laisse éclater sa colère au fur et à mesure des injustices qu’il subit. Dans cette évolution, Adam Bessa réussit admirablement à donner le sentiment d’un personnage laminé par les évènements, qui finit par exploser face à l’insondable impasse qu’est sa vie.
Tout n’est pas parfait cependant. On reprochera au film sa voix off qui, sans être omniprésente, sur-explique des passages qu’il aurait mieux valu laisser à l’interprétation du spectateur, d’autant plus que ce n’est pas très sorcier. Nous avons aussi noté une fin qui, pour la première fois du film, esthétise la pauvreté au lieu de la montrer pour ce qu’elle est. Il est difficilement plausible en effet qu’un homme s’immolant en pleine rue ne suscite aucune réaction, même si les Tunisiens y sont habitués. Cette scène, sensée montrer l’indifférence générale face à la situation de la jeunesse tunisienne, rate le coche, et il aurait semblé préférable de pousser jusqu’au bout le réalisme.
Servi par une photographie magnifique, Harka est l’un des rares films qui réussit à montrer la situation du monde arabe pour ce qu’elle est, sans être programmatique ni complaisant, et c’est d’autant plus remarquable quand on sait qu’il s’agit du premier long-métrage de Lotfy Nathan, dont on ne peut que vous inviter à suivre la suite de sa carrière.