GIRLS WILL BE GIRLS | Entretien avec Shuchi Talati

Au cœur d’une nouvelle vague de coming of age féministe et mystérieux, Girls will be Girls de Shuchi Talati trace son sillon avec humilité.

Retour dans les années 90. Non pas pour dévoiler leur excentricité, mais pour porter un regard naturaliste sur les conditions des jeunes étudiantes en Inde. En pleine adolescence, le point de bascule vers l’indépendance, Mira tente de trouver sa place. Entre la pression de la réussite scolaire et les premiers émois, la jeune femme mue sa déception et ses craintes dans le silence. Prisonniers de ce climat conservateur et ordonné, les étudiants se sentent privés de leur jeunesse…

Là où Girls will be Girls tire sa grandeur par ses silences, nous avons souhaité offrir la parole à Shuchi Talati. Une réalisatrice qui, nous en sommes certains, sera amenée à mettre en image de grands projets. Elle revient avec nous sur le parcours de ce premier long métrage bouleversant, du soutien de ses proches à la projection au Sundance Film Festival.

“Mira (Preeti Panigrahi), 16 ans, mène une vie d’élève modèle dans un pensionnat d’élite au nord de l’Inde. Alors que les examens approchent, sa mère Anila (Kani Kusruti) revient s’installer dans la région pour la soutenir et veiller sur elle. Mais la rencontre de Mira avec un nouvel élève, Sri (Jitin Gulati), va semer le trouble dans la relation entre les deux femmes, chacune se retrouvant confrontée à ses propres désirs.”

© Nour Films
Ce qui m’a d’abord marqué, ce sont les noms qui apparaissent en premier dans les crédits. Ce ne sont pas les noms des acteurs, mais ceux de votre famille. Ont-ils été importants dans le processus de création ? Leur soutien vous a-t-il aidé ?

S. TALATI : Oui, ils m’ont beaucoup soutenu pendant les années où je faisais le film. Mais la raison de ce générique est que nous parlions à cet investisseur depuis longtemps, qui est parti à la dernière minute. Ça a ajouté beaucoup de stress car c’était trois mois avant le tournage, on avait déjà notre casting, les équipes,… J’étais en Inde depuis plusieurs mois, j’avais mis en pause ma vie à New York. J’ai appelé mes parents et je leur ai raconté. Je leur ai dit que je ne savais pas ce que je devais faire.

Est-ce qu’on devait continuer d’avancer ? C’était risqué. Et mon père m’a dit « Tu dois avancer. Tu es déjà allée trop loin ». Il nous a prêté un peu d’argent et nous avons pu lui rembourser grâce à un nouvel investisseur. Ce n’était pas un prêt qui allait nous sauver mais c’était un départ, comme pour dire « On croit en toi, tu peux le faire ». Il n’était pas vraiment un producteur du film, mais je voulais le remercier pour ce qu’il avait fait.

Girls will be Girls vous a demandé 8 ans de travail. Pourriez-vous nous parler de votre processus de création ? Qu’est-ce que les producteurs français ont apporté à votre film ?

S. TALATI : Les 4 premières années, j’étais toute seule. C’était mon premier long métrage donc j’ai dû apprendre à écrire, apprendre à croire en mon projet et croire en le fait qu’un jour il sera réel. C’est très difficile d’acquérir cette croyance. J’écrivais, je prenais d’autres travaux, et je revenais à mon script. Ce n’était pas à temps plein.

Puis, en 2018, je l’ai pitché à un marché de coproduction en Inde où ils sélectionnent 12 projets. Des producteurs viennent d’Europe pour voir si des projets les intéressent. C’est là bas que j’ai rencontré notre coproducteur français et notre partenaire indien. C’est là que je me suis dit que c’était réel.

Les soutiens français ont été incroyables, ce sont les premiers à être venus. Les financements en France sont très différents de l’Inde. Et du côté artistique, nous étions sur la même page avec la monteuse. Et l’équipe son avait adoré le film dès le scénario. Nous travaillions jusqu’à 22h00/23h00, sur nos week-ends,… C’était un travail soucieux, délicat et précis. Le compositeur était excellent, il n’avait même pas eu besoin d’avoir vu le film pour réaliser une maquette très forte et claire.

© Nour Films
À la fin de la projection, vous nous avez expliqué que le film se déroule à la fin des années 90, on peut le voir à travers les objets comme le téléphone, les ordinateurs,… Mais c’est aussi vraiment moderne. Preeti Panigrahi a-t-elle apporté une certaine modernité dans l’écriture de son personnage ?

S. TALATI : On n’a pas vraiment parlé de ça. Je trouvais que c’était une période intéressante en Inde, mais c’est vrai que ces dynamiques sont assez intemporelles. Mais les plus anciennes générations regardent toujours leurs filles avoir des libertés qu’elles n’avaient pas. Cela crée une forme de jalousie, de tristesse, de compétition. Cela n’appartient à aucune époque et aucun lieu. Je pense que c’est cela qui rend le contexte moderne. Il n’y a aucun endroit dans le monde où il y ait une réelle équité.


« En écrivant le scénario, je devais trouver comment communiquer dans les silences. »


Par le silence, nous pouvons ressentir tant de choses : tromperies, excuses, sentiments,… Le silence avait-il déjà cette place dans le scénario ou est-il apparu au montage?

S. TALATI : Certains silences étaient écrits. Il y avait certains moments où je n’écrivais pas de dialogues et où je laissais le sous texte être dans les regards et les silences. En écrivant le scénario, je devais trouver comment communiquer dans les silences. Ils reflètent tous un sentiment.

Après, évidemment, cela vient aussi des performances, du tournage et du montage. Sur le tournage, on essayait souvent d’être proches de Mira, avec intimité, pour presque entendre ses pensées, son souffle. Les acteurs étaient incroyables et il y a besoin de ce genre de performances pour intégrer des silences.

Quand l’équipe son et montage ont vu le film, ils ont compris que les silences avaient beaucoup de significations différentes. Ils devaient désigner les silences. Quand Mira est heureuse, on devait sentir quelque chose de chaleureux… Et contrairement quelque chose de froid quand elle est en colère. C’est très subtil mais on le ressent.

© Nour Films
L’actrice Kani Kusruti a déjà marqué le Festival de Cannes avec All we imagine as light de Payal Kapadia. P. Kapadia est aussi une nouvelle réalisatrice venue d’Inde. Pensez-vous que ces dernières années, les femmes ont pris de l’importance dans l’industrie cinématographique indienne?

S. TALATI : Cette année est évidemment une belle année pour le cinéma indien, spécialement pour les femmes. J’étais très contente des retours cannois, aussi pour Santosh. Mais je pense que les femmes font des films depuis longtemps. Ces 10 dernières années, on en voit de plus en plus, notamment des projets qui sortent de ce qu’on attend de l’Inde, du Bollywood,… Peut être que c’est une coïncidence que cette année il y ait autant de projets. Mais j’ai l’impression qu’il y a une nouvelle vague générale de films indépendants.


« Je pense qu’il y avait parfois des personnes qui ne comprenaient pas le film et qui pensaient que ce n’était pas suffisamment indien. »


Avez-vous rencontré des obstacles lors de la construction de Girls will be girls ? Avez-vous subi des restrictions dans votre scénario ou votre budget ?

S. TALATI : Je pense qu’il y avait parfois des personnes qui ne comprenaient pas le film et qui pensaient que ce n’était pas suffisamment indien. C’était très troublant puisque j’ai écrit sur une époque où j’étais étudiante en Inde, et je connais très bien ce contexte. Mais bien sûr, cela ne venait pas d’indiens mais d’autres personnes. Cela m’a fait réaliser qu’il y a un certain cinéma attendu de l’Inde… peut être des histoires qui portent d’abord sur les enjeux et secondement sur les personnages. Je ne raconte pas l’histoire des femmes indiennes mais celle unique de Mira. Parfois, on n’offre pas cette liberté aux réalisateurs émergents de ma culture.

L’autre obstacle que les réalisateurs de films indépendants peuvent ressentir est la question : « Qui est la star connue de ton film ? ». C’est une industrie, on ne soutient pas vraiment les artistes, spécifiquement en Inde. Je pense que c’était notre plus grand obstacle avant que l’on ne trouve nos deux jeunes acteurs. Le casting était difficile à monter car ce sont des rôles complexes pour des acteurs qui n’ont jamais joué.

Pour Payal Kapadia et vous, c’était un premier long métrage. Pouvez-vous nous parler du sentiment de le projeter en festivals et de gagner de tels prix ?

S. TALATI : Le projeter à Sundance était vraiment exceptionnel. Pour les réalisateurs aux États Unis, Sundance est un peu le Festival de Cannes pour les français. Ce qui l’a rendu vraiment spécial était que le casting découvrait le film pour la première fois. Ils étaient assis à côté de moi. Mes parents et ma famille étaient venus d’Inde. Au lancement du film, j’étais nerveuse parce que le film a un peu d’humour. Ce n’est pas un humour lié à une blague mais qui vient de l’identification à ce que l’on voit, qui incite à un malaise. Et vu que ce n’est pas un humour flagrant, je suis toujours nerveuse de voir si le public va rire. Finalement, les spectateurs étaient tellement répondants, actifs. Et bien sûr, obtenir le prix du public était une confirmation de ce qu’on avait ressenti dans la salle.

– Entretien réalisé le 19 juin 2024 à Paris

À découvrir en salles le 21 août

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