France de Bruno Dumont : F for Fake News

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Avec France, Bruno Dumont met en lumière la puissance falsificatrice du monde médiatique, qui contamine progressivement le réel.

Vos écrans vous mentent. Oui, vous là, qui lisez cet article qui prétend pompeusement critiquer un film : ce que vous voyez devant vos yeux est faux. Du fake. En 1973, Orson Welles livrait avec son docu-fiction F For Fake (Vérités et Mensonges), un chef d’œuvre de faussaire, alertant sur la tromperie de la pellicule, montée, trafiquée et retouchée pour illusionner le public. Depuis, cette fabrique du faux n’a-t-elle pas fait florès dans la France du XXIe siècle ?

France De Meurs (Léa Seydoux) est la journaliste-vedette de la principale chaine d’info française. Maitresse dans la manipulation de l’image, narcisse médiatique assoiffée de sa propre contemplation, elle n’hésite pas à bidonner ses reportages de guerre, dans lesquels elle se met en scène comme une Bernard-Henri Lévy au féminin. Cornaquée par la cynique et redoutable Lou (Blanche Gardin, aussi corrosive qu’hilarante), elle parade brillamment tout en haut du star-system de l’infotainment.

Le faux est ici partout, et surtout dans le jeu de Léa Seydoux, qui incarne fondamentalement la fausseté de l’anti-héroïne qu’elle incarne, Prête à tout comme Nicole Kidman chez Gus Van Sant. Son couple avec l’écrivaillon raté Frédéric De Meurs (Benjamin Biolay) ressemble à un soap-opéra ? Son fils est bête comme un talk-show de Morandini ? Qu’importe, France De Meurs ne dévie pas de son story-telling. Mais quand elle renverse un livreur à vélo, quand – finalement – son action a enfin un vrai impact sur le réel, elle s’interroge. Comme Néo devant la pilule rouge de Matrix, elle pense : et si sa vie devenait autre chose qu’une mise en scène ?

Léa Seydoux guerre journaliste

La France Insoumise

Dumont, souvent réalisateur naturaliste du monde – et de sa région natale du Nord en particulier (La Vie de Jésus, L’Humanité) – aime aussi jouer sur les différents niveaux de réalité. Il esquissait déjà ces ruptures de forme et de ton dans ses précédentes oeuvres, Ma Loute et P’tit Quinquin, ou dans son diptyque Jeannette/Jeanne, fertile réécriture de la vie de Jeanne d’Arc. La réalité qu’il filme dans France, entre deep-fake de Macron et erreurs de continuité volontaires, n’est déjà plus la réalité : c’est une hyper-réalité, telle que la théorisait Jean Baudrillard dans Simulacres et Simulation en 1983. Le réel n’existe plus, il est transformé par son simulacre télévisuel et sa mascarade des plateaux TV, à la manière d’un Network de Lumet.

Mais ce simulacre déborde à présent de l’écran. Les conversations des gens se font essentiellement par l’entremise des caméras, des smartphones et des oreillettes, qui prennent tout l’espace visuel et auditif de la Cité, expulsant le hors-champ. L’hyper-réalité que connait France De Meurs ne survit que dans le champ de la caméra. Peu à peu, elle corrompt tout le pays devenu une simulation de vie, qui se met à son tour en scène sur ses selfies et ses réseaux sociaux. Par le truchement de sa science de l’ellipse, Dumont jongle entre ces différents niveaux de réel  – Le Nord, rare territoire encore authentique, avec sa nature préservée, ses viols et ses serial-killer – et l’artefact parisien fabriqué, stérilisé, pasteurisé. Dans son appartement de la Place des Vosges aux allures de château Transylvanien, le couple De Meurs, tels des vampires, s’abreuve de sa propre image médiatique jusqu’à se consumer.

La larme fatale

Une Vampire indifférente, c’est ainsi que France De Meurs se définirait le mieux. Vampire armée de fausse compassion (« Où que nous soyons les images de guerre restent les mêmes, celles du bonheur » dit-elle dans un lapsus édifiant, où quand le malheur réel des uns devient le bonheur hyper-réel des autres), indifférente dégainant des larmes de crocodile à la demande. Madone lacrymale en dehors et marbre insensible au-dedans, elle synthétise à elle seule ce renversement des valeurs devenu son conflit intérieur, où l’émotion prime sur l’information, où la compassion apparente devient l’alpha et l’oméga de l’humanité à l’écran.

Droguée aux images-chocs, au buzz, la société du spectacle que dépeint Dumont n’a pas de sens politique (« En quoi est-ce important d’être de droite ou de gauche ? » demande France sincèrement) pas plus que d’éthique (« Le pire, c’est le mieux, évidemment » explique Lou en antithèse, à la manière d’un « La Guerre c’est la paix » de Orwell). Sa vertu cardinale reste le cynisme et la manipulation, rappelant le journalisme sans foi ni loi du Night Call de Dan Gilroy (2014).

La drôle de France

Loin d’être pontifiant, France ne manque pas d’humour et joue avec les codes de sa propre diégèse, multipliant les formats d’image et de son, empruntant la grammaire criarde de la TV. Il trouble notre suspension de l’incrédulité de spectateur, comme dans un Truman Show (Peter Weir, 1998) – où nous serions nous-même les Truman.

Ce qui ailleurs, pourrait sembler surligné voire grand-guignol, fait ici sens dans l’esprit du film – et plus globalement dans la filmographie de Dumont, où le sublime n’est jamais bien loin du grotesque.

Léa Seydoux et Blanche Gardin sur un banc

Mise en abyme brillante de la substitution d’un monde par le pouvoir de l’image, France de Bruno Dumont nous montre en trompe-l’œil, la souffrance de l’individu, d’un pays, d’une civilisation. Le film, qui commence par « Tu l’encules… tu lui mets sa race » au sujet de Macron (autre grand illusionniste de l’hyper-réel) et se termine par la casse d’un Vélib – manifestation aussi vaine qu’impuissante d’un miséreux – illustre la rébellion du réel face à l’oppression du faux. Entre les deux points de cette parabole lancée à travers le métrage, se trouve la sourde colère du vrai monde, qui étouffe sous les mensonges des fake news.

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