Dissidente de Pier-Philippe Chevigny : Inhumainement Vôtre

Avec son premier long métrage Dissidente, Pier-Philippe Chevigny livre un drame social et politique coup de poing sur l’esclavage contemporain.

Le cru 2024 du cinéma canadien n’a pas fini de nous prendre aux tripes. Après les fascinants Les Chambres Rouges de Pascal Plante et Vampire Humaniste Cherche Suicidaire Consentant d’Ariane Louis-Seize, c’est au tour de Pier-Philippe Chevigny d’embraser les salles obscures françaises. Plus immersif que ces prédécesseurs et ancré dans un cinéma réaliste quasi documentaire, Dissidente porte sur la place publique une réalité sociale invisible jusqu’en septembre 2023 : celle des dérives et abus intolérables du programme des travailleurs étrangers temporaires mis en place par le gouvernement fédéral canadien.

« Dans la Vallée du Richelieu, région agricole du Québec, Ariane (Ariane Castellanos) est embauchée dans une usine en tant que traductrice. Elle se rend rapidement compte des conditions de travail déplorables imposées aux ouvriers guatémaltèques. Tiraillée, elle entreprend à ses risques et périls une résistance quotidienne pour lutter contre l’exploitation dont ils sont victimes. »

Dissidente
© Les Alchimistes

La fiction face au silence

C’est lors de son enquête sur les aides ménagères philippines employées dans les familles bourgeoises québécoises, qui donne naissance à son court métrage Tala en 2013, que Pier-Philippe Chevigny découvre la communauté des migrants guatémaltèques. Le lien qui unit Tala et Dissidente réside dans leurs protagonistes, dépendants et victimes du programme des travailleurs étrangers temporaires. Un processus qui permet aux employeurs canadiens d’importer de la main d’œuvre du Mexique, du Guatemala et des Philippines, pays du tiers monde avec lesquels le Canada s’entend diplomatiquement. Au fil de son investigation, Chevigny se rend alors compte que l’exploitation sans scrupules des travailleurs liés à ce programme est largement mise sous le tapis. Le cœur de son premier long métrage est alors tout trouvé.

Excellent sujet de base pour un documentaire, le réalisateur se tourne pourtant vers la fiction : « Je me suis rendu compte que personne ne voulait parler publiquement […] par peur des représailles. De facto, mon projet est devenu une fiction puisque c’était la seule façon de dire la vérité tout en protégeant l’anonymat des témoins », explique-t-il dans le dossier de presse de Dissidente. Basé sur les témoignages de plusieurs victimes, le film s’attelle donc à montrer cet esclavage moderne dissimulé, qui représente près de « 60 000 travailleurs étrangers temporaires […] chaque année au Québec, [dont] la moitié vient du Guatemala » selon Chevigny.

Dans ses yeux

Rappelant les univers de Ken Loach et des frères Dardenne, Dissidente dépeint crûment les excès nauséabonds du capitalisme, et comment la course au profit pousse certains patrons à bafouer sans sourciller la moralité et le respect humain. Le traitement effrayant, et pourtant normalisé, des migrants par les pays développés saute ici aux yeux par le biais du personnage d’Ariane, qui découvre en même temps que le spectateur cette épouvantable exploitation de l’homme par l’homme. Le fait d’avoir choisi le point de vue de cette traductrice tiraillée entre son job et son éthique est l’atout majeur, et ultra malin, du film. Pier-Philippe Chevigny booste ainsi nos nerfs face à l’injustice et aux conditions de travail déplorables, soldées par un salaire de misère, dont sont victimes ces ouvriers vulnérables et ignorants des normes de travail.

L’interprétation viscérale d’Ariane Castellanos fait mouche dans les traits de cette femme ballottée entre ses problèmes d’argent et l’empathie à l’égard de ces hommes privés de tous droits. La mise en scène efficace et brusque, appuyée par une caméra à l’épaule nerveuse au plus près des personnages, maintient le spectateur dans une immersion sidérante autour de cette lanceuse d’alerte malgré elle. Face à l’actrice canadienne, on salue également le rôle à contre-emploi du trop-rare-sur-nos-écrans Marc-André Grondin, aussi impeccable qu’imblairable dans la peau de Stéphane, patron qui a oublié toute décence et morale pour atteindre les chiffres demandés par son supérieur hiérarchique. Chevigny prend pourtant soin de ne jamais le blâmer. Un équilibre casse-gueule pour ce personnage nuancé qui fonctionne pleinement ici.

Dissidente Cinéverse
© Les Alchimistes

De sueur et de sang

Du patron victime et complice à l’employée taiseuse face à la violence psychologique de son supérieur, en passant par un ouvrier qui exploite monétairement un de ses collègues, Pier-Philippe Chevigny dresse le portrait alarmant et sans filtre de notre société largement gangrenée, où l’humanité est sans cesse revue à la baisse. Caméras dans les chambres des employés, non respect des arrêts de travail, heures supplémentaires non payées, renvois abusifs, chantage, abus de confiance… Constamment en zones inconfortables, le spectateur voit défiler des situations lunaires et des protagonistes plus démunis les uns que les autres, profitant chacun d’une tierce personne pour mieux se sortir la tête de l’eau.

Une séquence d’hôpital intenable cristallise par ailleurs l’implacable réalité de ces ouvriers bousillés physiquement et mentalement par l’exploitation et la précarité au nom du profit. Seule la séquence finale laisse poindre une once d’humanité, une brève bouffée d’air après une expérience cinématographique puissante et harassante émotionnellement. Ne ménageant jamais le spectateur, Dissidente retourne le cœur et l’estomac pour mieux nous faire prendre conscience de son propos fondamental, celui de la légitimité à la dignité et au respect. Engagé et bouleversant, ce drame sociopolitique percutant évite de plus avec brio le manichéisme, et fait éclore sur grand écran un cinéaste épatant dont les prochains projets nous intriguent déjà beaucoup.

 

Avec Dissidente, Pier-Philippe Chevigny réalise un premier film puissant et déchirant, un uppercut narratif et visuel qui nous donne à réfléchir longtemps après visionnage.

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