Récompensée à La Semaine de la Critique lors du Festival de Cannes 2024, Constance Tsang aborde le deuil à travers un dispositif formel drastique dans son premier long métrage Blue Sun Palace.
Parler de deuil au cinéma est toujours ardu, tant il faut trouver le juste équilibre dans l’émotion pour ne pas basculer dans le tire-larme, à l’instar de Demolition ou de A Ghost Story. Constance Tsang évite le surplus de mélo grâce à une économie de moyens formelle. C’est par cette simplicité dans sa mise en scène qu’elle déploie les thèmes et l’émotion non forcée dans Blue Sun Palace.
“A New-York, un salon de massage chinois sert de refuge à Didi (Haipeng Xu), Amy (Wu Ke-Xi) et leurs amies. Loin de leur pays d’origine, elles forment une vraie famille. Quand Didi disparaît, Cheung (Lee Kang-sheng), son amant, tente de trouver avec Amy l’espoir d’une nouvelle vie…”

Un deuil, cinq phases, deux plans
La particularité de Blue Sun Palace réside avant tout dans son découpage : Tsang décide d’utiliser globalement deux types de plans. D’un côté des plans serrés, à la caméra épaule et en longue focale qui permettent de rentrer dans l’intimité des personnages De l’autre, des plans fixes, très composés, souvent ornés de surcadrage, qui mettent de la distance et laissent vivre l’action. La réalisatrice alterne ainsi entre les deux types de plans avec maestria et garde toujours la bonne distance avec ses personnages dans un mélange entre proximité et pudeur.
Elle ne brise vraiment ce dispositif qu’une seule fois, juste avant l’écran titre. Elle y effectue un panoramique déchirant qui, sans divulgâcher, permet au film de vraiment décoller. Le plan constitue un vrai coup de maître de la part de Tsang, et ce geste cinématographique aussi simple qu’intense marque d’autant plus par son côté détonnant face au reste du film. De plus, on ne se lasse pas de l’élégante photographie en pellicule 35mm qui sublime la composition précise de la plupart des plans. C’est notamment en utilisant beaucoup de plans fixes qu’elle peut travailler une lumière naturelle et des cadres posés de façon minutieuse et esthétique dans leur minimalisme.

Personnel, communautaire et universel
En écrivant Blue Sun Palace, Constance Tsang voulait renouer avec son passé et le deuil de son père qu’elle a perdu à ses 16 ans, ce qui en fait un film éminemment personnel et introspectif. Cette proximité avec son sujet transpire à l’écran. Les personnages sont les doubles de la réalisatrice qui retrouve des sentiments perdus et qui les analyse, met des images dessus. Comme ce paradoxe entre l’envie de solitude et l’envie d’être entouré à tout prix, même si ce n’est pas par les bonnes personnes.
Son choix de ne pas montrer les rues de New York et de rester confiné à quelques endroits évoque sa perception de la vie de ses parents à Chinatown. Elle enferme ses personnages à la fois physiquement et mentalement dans leur propre chagrin pour évoquer habilement la tendance au communautarisme des populations chinoises. C’est donc le cœur lourd qu’on voit ses personnages patauger dans des sentiments trop pesants pour tout humain, enfermés dans des cadres étouffants. Cela permet de pleinement s’identifier à eux et de respirer par moment lorsqu’ils sortent la tête de l’eau.
Trois couleurs : Bleu
Constance Tsang emprunte aussi à ses références (Akerman et Bergman notamment) pour rythmer son film. Les plans durent, laissant les acteurs déambuler et se déployer progressivement. Si cette longueur rend les 30 premières minutes un peu rudes, passé l’écran titre, l’élément déclencheur s’installe. Il nous fait alors entrer dans le récit et on se plaît dans le long deuil déroulé par le film. Cette distance avec les personnages, aussi induite par les nombreux plans larges et fixes, Tsang la prend pour ne pas manipuler nos émotions. Elle nous installe avec ses personnages et nous laisse la possibilité de s’attacher, ou non, à eux.
Et c’est aussi grâce à ses acteurs touchants dans leur vitalité et leur émotions que ce dispositif marche si bien. Ils nous rappellent que cette distance évoque aussi celle qu’on s’impose avec un proche disparu pour ne se protéger. Si ce dispositif pourra laisser certains de marbre, sa lenteur permet de mettre en place une intimité entre les protagonistes et les spectateurs, pour s’immiscer peu à peu dans leur bulle et leur douleur. C’est donc ému et secoué qu’on ressort de Blue Sun Palace.