Black Tea d’Abderrahmane Sissako : Amour, diaspora et communau-thé

Black Tea Sissako

Chaque départ est une rencontre, un échange. Les frontières s’effacent, les cultures se croisent, les saveurs se mélangent, les traditions se métamorphosent. Dans un monde où les cicatrices du passé persistent, Black Tea prône le temps de la découverte de l’autre, dans un conte onirique où les sens sont rois.

Près d’une décennie après le triomphe de Timbuktu aux Césars, Abderrahmane Sissako signe son grand retour avec un drame romantique sélectionné en compétition à la 74e édition de la Berlinale. Avec Black Tea (anciennement La Colline Parfumée), le réalisateur renoue avec ses thématiques fétiches telles que la quête de liberté ou encore l’exil. Mais parvient-il à créer l’alchimie nécessaire à la crédibilité de son histoire d’amour ?

« Aya (Nina Mélo), une jeune Ivoirienne d’une trentaine d’années, dit non le jour de son mariage, à la stupéfaction générale. Après avoir émigré en Asie, elle travaille dans une boutique d’exportation de thé avec Cai (Han Chang), un Chinois de 45 ans. Aya et Cai tombent amoureux, mais leur liaison survivra-t-elle au tumulte de leur passé et aux préjugés des autres ? »

© Gaumont

Les silences du désir

Abidjan, Côte d’Ivoire. Sur les pans de satin couleur crème d’une robe de mariée, une fourmi se hisse délicatement avant d’être balayée. Mélancolique et somptueuse visuellement, cette scène d’introduction annonce à elle seule, les qualités et les faiblesses de Black Tea. On y découvre Aya et son fiancé Toussaint, alors qu’ils s’apprêtent à se dire oui. Puis, l’illusion éclate et devant l’autel, Aya renonce avant de s’évaporer tel un fantôme dans les rues de Babi.

Cette sensation d’évanescence est accentuée par des fondus enchaînés qui nous transportent progressivement à Guangzhou, lieu principal du récit.  La plupart des réalisateurs auraient ajouté un carton pour indiquer aux spectateurs la nouvelle temporalité et localisation dans laquelle ils se trouvent, mais Sissako laisse délibérément de côté toute explication, préférant laisser voguer son héroïne parfaitement intégrée dans sa nouvelle communauté.

C’est donc dans le silence et les non-dits que le film va puiser, gage de retenue et de sensualité, renforcées par de nombreux surcadrages, des zooms lents dans des plans fixes ou des images troublantes de beauté, telles des estampes. L’essentiel du récit se déroulant de nuit, les personnages nimbent dans une atmosphère fantasmagorique. Les néons transpercent l’obscurité, les lumières et couleurs magnifient et se réfléchissent sur les peaux noires, éclairant les corps et les visages.

Sur un fond de Nina Simone et une ambiance digne d’In The Mood For Love, Aya finit par tomber sur la boutique de Caï. Aux jeux de regards langoureux se succèdent de légers effleurements comme si tout contact épidermique pouvait tout enflammer. Au fur et à mesure que l’amour fleurit, leurs âmes s’épanouissent, à la manière patiente et langoureuse des feuilles de thé qui infusent dans l’eau.

Du moins, c’est ce que la bande-annonce et le synopsis officiel laisseraient à penser.

© Gaumont

Une infusion sans saveur

En réalité, Black Tea n’épouse jamais réellement la promesse qu’il semblait donner. Entre les deux cœurs en suspens, la flamme passionnelle ne danse pas, les querelles se dissipent paisiblement et rapidement. Aucune nuance ne vient éclairer ces personnages, rien n’est véritablement source de conflits. On reste malheureusement trop en surface pour se sentir attaché à eux, malgré des trajectoires individuelles riches mais superficielles.

C’est d’autant plus vrai pour Aya, qui ne semble avoir gardé qu’un contact de son ancienne vie en Côte d’Ivoire. Au final, que sait-on sur elle ? Nous ne l’avons pas vu arriver à Guangzhou, nous ne l’avons pas vu rencontrer Cai, nous ne l’avons pas vu intégrer la communauté africaine qui fait vibrer la ville. Rayonnante de joie, affable et attentive, la jeune femme charme par ses paroles justes et son écoute bienveillante, conquérant tous les cœurs et recevant les louanges de chacun.

Seulement voilà : en l’érigeant en un tel modèle de perfection, comment se sentir investi émotionnellement ? On ne peut malheureusement pas. Aussi quand d’éventuels obstacles font leur apparition, on se surprend à esquisser un sourcil sans plus. Même les séquences où Cai initie Aya aux rituels complexes du thé ne réussissent pas à apporter l’érotisme élégant souhaité.

Pourtant, toutes les graines semblaient prêtes à être cueillies. Malgré leurs différences de parcours et de culture, la pression sociétale autour du mariage et des attentes des parents est un point commun qu’ils partagent. Elle a choisi de s’en extirper, il en reste encore prisonnier. Il faut accepter que l’on est pas parfait et se l’avouer, plutôt que de vivre dans le mensonge et de garder une attitude conforme aux regards des autres. Car après tout, prendre pied dans le présent, c’est faire exister le passé et le futur dans le même endroit. 

Se perdre pour mieux se perdre

Il va sans dire qu’un film n’a pas besoin de bénéficier d’une structure classique en trois actes. Au contraire, transgresser les règles peut amener à des expérimentations et à des expériences marquantes. C’est le cas de films comme Mulholland Drive, Hiroshima mon amour ou encore les précédents films de Sissako lui-même, laissant place à un flou volontaire, quelque part entre la réalité et la parabole.

Si la formule s’applique à nouveau ici, difficile de ne pas être frustré tant elle semble inaboutie et inutilement compliquée. À mesure que Black Tea progresse, sa trame narrative s’évanouit dans une nébuleuse narrative laissant l’essence même de son sujet s’estomper. La faute à un nombre de personnages et d’intrigues secondaires écrasantes. Le concept est louable – le cinéaste cherche à montrer la diversité démographique du quartier et ainsi pointer du doigt l’humanité de chacun – mais n’est jamais traité dans son entièreté.

Même dans sa mise en scène, le film se fait plus sage, les expérimentations visuelles du début se caricaturant en formant une boucle qui laisse place à un ennui poli. Et ce n’est pas les magnifiques paysages du Canton et du Cap-Vert qui viendront donner un élan revigorant efficace. 

L’eldorado chinois

L’aspect choral et multiculturel, bien que mal traité et exploité, n’en reste pas moins la facette la plus intéressante du film (pour peu qu’on connaisse un petit peu le sujet). La diaspora africaine en Chine demeure, en effet, largement méconnue, mais dès les premiers instants, Abderrahmane Sissako nous plonge dans les multiples vies menées par les individus qui la composent.

L’idée de ce film lui est d’ailleurs venue après sa découverte d’un restaurant appelé La Colline Parfumée, tenu par un couple afro-chinois. Pour lui, la ville de Guangzhou, connue sous le nom de Chocolate City, « favorise les rencontres humaines grâce à ses innombrables magasins de toute sorte ». Dans le sillon de ses œuvres précédentes, le réalisateur témoigne sa volonté de sortir d’une vision euro-centrée, et de montrer une vision des Africains qui émigrent pour une quête de liberté.

Sissako démontre ainsi que les Africains trouvent leur place dans le monde lorsque les portes ne leur sont pas fermées. À l’image des marchands chinois qui manient les langues locales sur les marchés africains, de nombreux Africains résident en Chine et se sont approprié sa langue. La ville de Guangzhou, ou Canton, est d’ailleurs surnommée Little Africa en raison du boom de l’immigration africaine vers la Chine des années 1990. Les expatriés ont érigé leur propre microcosme, avec des restaurants et des salons de coiffure, tout en s’intégrant harmonieusement à la population locale.  

© Gaumont

Des relations sino-africaines désenchan-thé

Pourtant, là-bas comme ailleurs, le racisme et la discrimination ne sont pas loin. Pour autant, Sissako semble refuser d’explorer entièrement cette facette de l’expérience d’expatriés. Pour abonder dans ce sens, le troisième acte accueille de la belle-famille raciste de Cai éveille une prise de conscience entre Cai et Aya, mettant en lumière les discriminations, explicites et implicites, subies par de nombreux Africains en Chine. Cette introduction tardive offre une perspective intrigante mais frustrante car elle n’était jusqu’alors non explorée.

Car même s’il est rafraîchissant de découvrir une représentation de la diaspora qui ne se limite pas à aborder le racisme et la xénophobie, l’aborder de façon si légère empêche l’adhésion émotionnelle face au message de tolérance que va livrer le fils de Cai, symbole d’une jeunesse en rupture avec la mentalité de leurs aînés. Et au fond, c’est ce message de cohésion universelle qu’il faut retenir.

© Gaumont

Aussi voluptueux et sensuel que l’écume du thé qui s’étiole délicatement, Black Tea n’en reste pas moins amer de déception. Le film a beau se distinguer par son ampleur, se déployant à travers trois nations et deux continents, il ploie face aux poids de la choralité de son ensemble, tel Atlas face à la voûte céleste.

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