Auréolé de la Palme d’Or du Festival de Cannes, Anora arrive en salles avec l’étiquette du film de la consécration pour Sean Baker, qui pourrait même poursuivre son incroyable chemin jusqu’aux Oscars en mars prochain. Ce parcours est-il justifié ? Ou cache-t-il un emballement hâtif dont les festivaliers ont le secret ?
Présenté par la critique cannoise comme l’aboutissement d’une carrière et d’une œuvre, Anora arrive enfin au cinéma. Porté par une Mikey Madison incandescente et un scénario au carrefour de la comédie et du propos social, le film de Sean Baker, icône du cinéma indépendant américain, est une curiosité qui, quoiqu’on en pense, mérite le détour.
“Anora (Mikey Madison) jeune strip-teaseuse de Brooklyn, se transforme en Cendrillon des temps modernes lorsqu’elle rencontre le fils d’un oligarque russe. Sans réfléchir, elle épouse avec enthousiasme son prince charmant ; mais lorsque la nouvelle parvient en Russie, le conte de fées est vite menacé : les parents du jeune homme partent pour New York avec la ferme intention de faire annuler le mariage…”
Un portrait social inachevé…
De Sean Baker, nous connaissons une œuvre foncièrement indépendante, qui montre l’Amérique des populations à la marge. Que cela soit dans ses premiers films confidentiels ou dans les derniers qui ont fait de lui une tête connue, il est possible de distinguer un fil directeur, celui de personnages devant s’en sortir seuls dans un monde impitoyable.
Pour Anora, le constat est tout autre. Sean Baker donne le sentiment de vouloir faire un film plus rassembleur, plus grand public peut-être. Le propos social qu’il espère transmettre, à savoir à minima la condition des femmes travailleuses du sexe et celles de la communauté russe d’Amérique, s’en retrouve relégué en second plan. L’impression relayée est celle d’un scénario où les acteurs jouent des personnages-fonction plutôt que de véritables humains complexes. Mikey Madison est certes travailleuse du sexe, mais son écriture s’arrête là, et aucun propos n’est réellement développé sur sa condition, au-delà du fait qu’elle essaie de s’en sortir en se mariant à un riche héritier.
Du côté russe, la sensation est similaire. Mark Eydelshteyn, qui incarne Ivan, ne nous dit rien sur ce que c’est d’être russe aux États-Unis, en particulier en cette époque troublée liée au conflit en Ukraine. Tout juste apprend-on l’aspect à la fois pathétique et difficile d’être l’héritier de parents riches et stricts. Un peu juste.
… mais un rire constant
De ce propos effacé et en retrait, Sean Baker mise sur la comédie. Là est, il faut le dire, le grand point fort du film, tant le timing humoristique est parfait, que ce soit dans le comique de situation ou celui des répliques. Plus de deux heures durant, on passe d’un fou rire à l’autre en assistant à la destinée pathétique des personnages d’Anora, aucun d’eux ne réussissant réellement à sauver l’autre.
Et c’est dans ce maelström scénaristique survolté que brillent particulièrement les acteurs, au premier rang desquels l’admirable Mikey Madison. Cette dernière interprète Anora avec une grande justesse, usant des traits de caractère de son personnage pour faire d’elle une femme « totale ». Tour à tour belle, colérique, amusée, dépitée, convaincue et survoltée, Mikey Madison déploie une palette de jeu complexe sans jamais se perdre, prouvant ici qu’elle a l’étoffe des grandes.
À ses côtés, le véritable scene stealer est Yuriy Borisov. Dans le rôle d’un garde du corps à l’apparence brutale mais au grand cœur, il réussit à donner à son personnage d’Igor une profondeur insoupçonnée, et vient même sauver l’édifice à la fin du film le temps d’une scène hors du temps où, enfin, les personnages s’élèvent au-delà de leur fonction pour laisser poindre de l’émotion et de la fragilité. Son interprétation est d’autant plus précieuse qu’elle fait partie des rares cas où, « juste » par son jeu, un acteur réussit à faire de son personnage bien plus que le scénario ne l’avait prévu.
Une mise en scène trop classique
En termes de comédie et grâce à sa troupe d’acteurs, Anora est donc assurément l’un des films les plus hilarants de ces dernières années. Malheureusement, la réalisation et la mise en scène oublient d’emboîter le pas au scénario. Avec sa double casquette de scénariste et réalisateur, Sean Baker semble omettre la seconde au profit de la première. Il ne retrouve pas le geste solaire de ses précédents films, en particulier Red Rocket. Là où la photographie de cette œuvre oscillait entre le jaune, le gris et le rouge pour signifier la tension permanente entre l’amour, le désir et la corruption, celle d’Anora reste fade et sans saveur. Drew Daniels, pourtant à la photographie de Red Rocket et du merveilleux Waves, n’apporte ici rien d’autre qu’une colorimétrie et un éclairage sans aspérités, presque dignes d’un film de commande d’une plateforme.
Cela est d’autant plus frustrant que la mise en scène ne soutient pas réellement la frénésie du scénario. Au contraire d’un Tarantino qui manie à la perfection le mariage entre écriture et mise en scène, que cela soit dans l’urgence d’un Django ou la nostalgie d’un Il était une fois à Hollywood, Sean Baker offre peu d’idées à l’écran, se contentant de poser sa caméra par d’interminables plans fixes. Cela vient presque dénaturer le comique du film, tout basé qu’il est sur l’expression de mille traits d’humour à la minute, tant le reste de la mise en scène scène dessert cette ambiance. On sort ainsi d’Anora avec le sentiment d’avoir vu un film à deux vitesses et qui ne sait sur quel pied danser.
On refait le Cannes
Au Festival de Cannes 2024, la consécration de Sean Baker fut aussi celle de tout le cinéma indépendant américain. C’est, avec ce roi de la débrouille, une récompense pour tous ces films pour lesquels même Sundance est parfois un horizon difficilement atteignable.
Mais il s’agit aussi peut-être d’un constat mitigé pour le domaine. Dénué de véritable propos social ou politique alors même qu’il essaie d’en transmettre un, Anora est en soi un film bien plus grand public que ce que l’on pourrait attendre de Sean Baker. C’est un film indépendant sans l’être, qui brouille les frontières et ne dit pas grand-chose de l’état actuel de l’Amérique.
Un cinéma plus vraiment indépendant
Classique tout en se croyant subversif, Anora a tout de la Palme d’Or surprise mais imméritée. On en a le sentiment que Greta Gerwig a surtout récompensé, en tant que présidente du Jury cannois, le film qui lui ressemble le plus. Ceci, en lieu et place d’œuvres considérées comme meilleures par votre serviteur (Les graines du figuier sauvage, All we imagine as light). De la Greta Gerwig de Barbie au Sean Baker d’Anora, c’est donc là un cinéma américain qui se veut indépendant, mais qui est en réalité récupéré par Hollywood, comme dénoyauté de son message. C’est, finalement, un cinéma indépendant gentil, avec peu d’aspérités, qui triomphe désormais.
Et si cela n’est pas en soi un réel problème, tant Anora fait briller plusieurs personnes (Sean Baker et Mikey Madison notamment) et éléments (le genre de la comédie, le cinéma indépendant quoiqu’on en dise), on en perd ici une certaine substance. À la fin d’Anora, Sean Baker ne semble plus être cet héritier à la fois de Kelly Reichardt (pour sa mise en scène délibérément contemplative), et de Frederick Wiseman (pour son propos underground mais en même temps si universel, de In Jackson Heights à City Hall). Heureusement vu son succès mais peut-être malheureusement pour ce qu’il a pu représenter, on sent dans la Palme d’Or que l’on perd une certaine partie ou une certaine idée de Sean Baker, et avec lui tout un pan du cinéma contestataire et impertinent du pays de l’Oncle Sam.
Critiquer la comédie : l’exercice le plus difficile ?
Après le visionnage d’Anora, mille questions me sont immédiatement apparues. La première, déjà, est très personnelle. Comment, en tant que spécialiste du drame et du cinéma social « sérieux » (en particulier iranien et moyen-oriental), allais-je critiquer Anora ? Puis-je déjà dire que j’en comprends tous les ressors comiques ? Y a-t-il un propos social qui pointe derrière ce vernis que je n’aurais pas décelé ?
Plus généralement, il fallait aussi se poser la question de comment critiquer une comédie. Souvent minorée dans son importance artistique vis-à-vis du drame et peu récompensée au demeurant, la comédie paie son supposé manque de sérieux. Lorsqu’un film est hilarant, on dit y passer un bon moment sans chercher à vraiment comprendre s’il y a derrière ou pas un message. Une comédie peut-elle seulement être drôle, sans avoir à développer une réflexion plus profonde dans son arrière-plan ?
Anora apporte par sa Palme d’Or une respectabilité inédite au genre. Mais Sean Baker ne réussit pas à aller au-delà de la comédie, pour le meilleur et pour le pire. Charge ensuite au lecteur de ce papier, et au spectateur en général, de décider si cela lui suffit.