En seulement quatre longs-métrages, Justine Triet a su s’imposer dans un paysage cinématographique français en manque de têtes d’affiches. Avec Anatomie d’une chute, elle continue de mêler geste documentaire et rigueur scénaristique.
Couronné de la prestigieuse Palme d’or, Anatomie d’une chute naît d’une image manquante, celle d’une mort. Le film tisse alors diverses pistes entre vérité et mensonge, réel et fiction, sans que jamais le spectateur n’ait de réponse.
Sandra (Sandra Hüller), Samuel et leur fils malvoyant de 11 ans, Daniel, vivent depuis un an loin de tout, à la montagne. Un jour, Samuel est retrouvé mort au pied de leur maison. Une enquête pour mort suspecte est ouverte. Sandra est bientôt inculpée malgré le doute : suicide ou homicide ?
Un an plus tard, Daniel assiste au procès de sa mère, véritable dissection du couple.
Lien du sens
4DX et autres inventions techno industrielles mises de côté, l’expérience de spectateur– au moins depuis l’arrivée du parlant – se conjugue exclusivement autour de deux sens : l’ouïe et la vue (le son et l’image). Schématiquement (peut-être même trop), c’est dans leur harmonie et leur synchronisation que se trouve la vérité, leur disjonction étant le mensonge. Anatomie d’une chute s’ouvre sur un écran noir, une image manquante, accompagnée d’un son, celui d’une balle dévalant un escalier, une chute donc. Dès lors, le film se construit précisément autour de cela, qu’advient-il lorsqu’un sens nous manque ? Comment croire ce que nous entendons mais ne voyons pas, et inversement ?
L’image manquante principale du film est celle de la mort de Samuel. Il est acté que le vide laissé par la non-image de la chute ne pourra être rempli. Le témoin le plus proche de la scène est Daniel, amputé d’un sens (la vue). Et, aucun outil d’enregistrement – sonore ou visuel – n’étant placé au moment du drame, alors nous n’en saurons rien. Combler ce manque est l’affaire même du procès, qui se débat alors contre un fantôme que l’on entend mais ne voit pas. À travers des faits sonores (paroles, enregistrements) et visuels (photographies, reconstitutions), la justice cherche à démêler le vrai du faux. Le procès se construit sur cette absence de lien entre image et son.
L’Art von Triet
Nous entendons ainsi deux dimensions de la parole. Celle qui se fait récit (et manque donc d’images), à savoir le témoignage des témoins et de l’accusée. Mais également celle du passé par le biais d’un enregistrement audio d’une dispute entre Sandra et son mari. Dans l’enceinte du tribunal, impossible de déceler ce qui se joue réellement dans cet enregistrement, un sens nous manque. Alors, Triet vient combler cette absence en synchronisant le son avec les images sous forme d’un flash-back. Cependant, alors que la vérité devrait émerger, la scène n’en reste pas moins opaque, ambiguë, et ne nous délivre aucune preuve sur un potentiel assassinat. Que croire lorsque la synchronisation du tandem image-son n’est plus synonyme de vérité ?
Justine Triet ne transmet aucune information, synonyme d’ordre, mais se contente de délivrer des pistes. En se jouant de nos sens, elle confère à la réalité toute sa complexité. Ainsi, dans le langage du cinéma, vérités et mensonges ne dépendent que d’un axe de caméra, de sons et d’images, d’un sens caché.
Les mots vrais
Quels mots sont vrais ? Ceux que l’on confie à son psychologue, ceux que l’on dit à son conjoint, ou ceux que l’on prononce à son enfant ? Justine Triet ne tranche pas. Mais son procès, dans son exercice obligatoire de verdict, se doit d’y répondre. Si le cinéma s’est tant intéressé aux tribunaux, au point d’en faire germer un genre, c’est probablement pour la gémellité que les deux espaces entretiennent. Silence exigé, costumes, rôles, publics, sont autant d’aspects que l’on retrouve tant dans l’un que dans l’autre. Alors, de nombreux cinéastes y ont vu un espace pour déployer une théâtralité sans borne. Pensons à James Stewart dans Anatomie d’un meurtre auquel le film de Triet rend hommage. Définitivement, une branche du cinéma s’est appropriée le procès comme d’une pièce de théâtre.
Justine Triet se détache de cet héritage pour s’inscrire davantage dans le sillon des grands documentaristes (Wiseman, Depardon,…) en y cherchant une certaine authenticité. Le procès d’Anatomie d’une chute est ponctué de tirades interrompues, d’hésitations, d’improvisations. Les cadres fixes et précis auxquels le spectateur pourrait s’attendre sont présents, mais ils sont contrebalancés par d’étonnants mouvements de caméras tremblants, parfois même flous, comme si la scène était prise sur le vif.
Pour poursuivre ce geste réaliste, proche de ses premières réalisations, le personnage de l’avocat interprété par Swann Arlaud est signifiant. Les conventions voudraient qu’un avocat soit impartial, grand orateur, mué uniquement par une quête de vérité. Mais Vincent, l’avocat, rompt dès sa première scène avec cette tradition. Il entretient un lien, que nous comprenons fort affectif, avec Sandra. Pire, il insiste sur le fait qu’un procès ne cherche pas à délivrer une vérité. Tout au cours de ses tirades hasardeuses, parfois presque mal argumentées, se déploie un personnage complexe, servant le réalisme du film.
« L’important c’est pas la chute, c’est l’atterrissage »
Le climax d’un film de procès se doit, dans sa convention, d’être sa résolution. Coupable ou innocent, héros ou anti-héros ? Autant de questions auxquelles Triet ne répondra jamais. De sorte que le jugement final ne sera pas filmé. Si Anatomie d’une chute est passionnant, c’est, entre autres, parce qu’il ne montre pas la chute d’un corps, mais celle d’une famille, et des liens qui l’unissent.
Le procès, et ses codifications, a imprégné toute la sphère intime de Sandra. Elle ne peut approcher son fils qu’en présence d’une personne tierce, ne peut utiliser l’anglais, et, durant un temps, n’a pas le droit de lui parler de l’affaire. Alors, une fois le procès fini, les questions demeurent. Ressurgis alors l’image manquante : et si…
Une Palme d’Or est souvent sujette aux controverses, et sa légitimité constamment remise en question. Il ne s’agit pas ici de conférer à Anatomie d’une chute le titre de « Meilleur film de l’année », mais simplement de lui accorder sa grandeur cinématographique.
Film qui montre sans désigner, qui expose sans imposer, Anatomie d’une chute est un film dont la forme passionnante dialogue constamment avec son fond. Non comme les deux faces d’une pièce, mais davantage comme autant de couches de lecture que la réalité ne possède de points de vue.