Le documentaire Habibi, chanson pour mes ami·e·s était en compétition lors de la trentième édition du festival Chéries-Chéris, qui s’est déroulé en novembre à Paris. À cette occasion, nous avons pu nous entretenir avec son réalisateur, Florent Gouëlou.
Florent Gouëlou n’est pas seulement réalisateur, on le connaît également sous le nom de Javel Habibi, drag queen créatrice des soirées Habibi, un cabaret drag où le cinéma est à l’honneur. Habibi, chanson pour mes ami·e·s permet cette fois-ci à Florent Gouëlou de mettre en lumière les artistes qui se produisent à ses côtés, mais aussi de montrer la beauté d’un lieu comme la Flèche d’or, qui accueille les soirées Habibi ainsi que différentes actions solidaires et culturelles.
S’il ne fallait retenir qu’une chose de Habibi, chanson pour mes ami·e·s, c’est bien tout l’amour qui s’y trouve. Le montage dynamise le film et révèle simultanément la beauté du cabaret et celle de sa conception. Les différents points de vue qu’il nous offre permettent de montrer que le drag est un art que chaque queen expérimente différemment. C’est au final un film très humain, qui nous fait prendre conscience de l’importance du collectif.
« Habibi, chanson pour mes ami·e·s suit la préparation du dernier cabaret de la saison. Des missions solidaires de la Flèche d’Or aux répétitions des artistes du cabaret, il fait le portrait de celles et ceux qui font vivre ce lieu, et pose la question de l’accueil et de l’engagement politique et artistique. Avec cette idée qu’à la Flèche d’Or, comme au cabaret Habibi, l’accueil se pense à travers une suite de décisions économiques, artistiques et humaines. Une longue suite de choix qui disent un positionnement et racontent une aventure collective. »
Quel est ton rapport à la Flèche d’or ? Pourquoi était-ce important pour toi de filmer un documentaire là-bas ?
F.GOUËLOU : C’est lors de la quatrième saison que la Flèche d’or m’a proposé de rejoindre leur programmation. J’avais créé les soirées Habibi dans un autre lieu, mais pour moi il y a vraiment eu un nouveau souffle. Quelque chose s’est déployé à partir du moment où le cabaret est arrivé à la Flèche, parce que ça a croisé tous leurs projets politiques. Les soirées Habibi aujourd’hui existent surtout, pour moi, grâce à la Flèche.
Après Trois nuits par semaine, qui était un film de fiction, j’ai vraiment eu envie de poursuivre le récit de ma connaissance du milieu drag de l’intérieur, en filmant les artistes avec qui je travaille. C’était indissociable de la Flèche, parce qu’il y a vraiment une porosité entre l’esprit du cabaret et l’esprit du lieu. C’est ce que j’essayais de montrer dans le film.
Le festival Chéries-Chéris est un festival où l’on peut vraiment se sentir chez soi et être soi-même. En tant que cinéphile, est-ce qu’il y a des films qui ont marqué ton parcours ?
F.GOUËLOU : Il y a Tout sur ma mère d’Almodóvar, dont je parle souvent. C’est pour ça que je fais une performance dessus dans le film. C’est un film qui m’accompagne depuis très longtemps, je l’ai découvert quand j’avais quinze ans. Il traite de la solidarité entre femmes, et sur comment on peut réinventer la famille. On ne parlait pas encore de sororité mais les idées étaient déjà là, la solidarité entre femmes s’appelait autrement. C’est un film qui m’a beaucoup construit.
La filmographie de Céline Sciamma m’a aussi accompagné, comme La naissance des pieuvres, dont il est aussi question dans le film. Xavier Dolan est aussi un auteur qui m’a accompagné sur la question queer.
« Le drag est aussi un art du corps et le cinéma aime filmer les corps, filmer la danse. »
Il y a quand même beaucoup de films qui sont exclusivement présentés ici, au Festival Chéries-Chéris, qui vont avoir du mal à trouver des distributeurs derrière. Toi qui es aussi passé au Champs-Élysées Film Festival, est-ce que ces visibilités t’ont aidé avec la sortie de Habibi, chanson pour mes ami·e·s ?
F.GOUËLOU : On vient de trouver un jeune distributeur qui va fonder une société pour le film. Je ne sais pas si je peux déjà dire le nom. Mais en tout cas il y a une sortie de prévue au printemps, dans une salle parisienne.
Le drag et le cinéma sont deux arts différents, est-ce que tu arrives à t’exprimer pleinement à travers eux ? Est-ce que tu penses qu’ils se rejoignent ?
F.GOUËLOU : Pour moi ils sont complètement complémentaires. Je fais des soirées drag sur le cinéma et je fais des films sur le drag. Je pense que j’aime à égalité ces deux disciplines, ça m’intéresse toujours de les croiser. Pour moi oui ils se rejoignent, le drag est un art très visuel et très sonore donc c’est très cinégénique.
Le drag est aussi un art du corps et le cinéma aime filmer les corps, filmer la danse. C’est d’ailleurs pour ça qu’il y a Kiara Bolt, qui joue dans Trois nuits par semaine et qu’on voit ici en civil via le documentaire, Mathias Houngnikpo. C’est un danseur, un performeur et pour le coup j’adore travailler avec lui et le filmer. Je pense qu’il y a un esprit de troupe dans le drag et dans le cinéma. J’aime retrouver des acteurs et collaborer avec des artistes dans les soirées.
Dans le métro on peut voir des affiches avec Ruby en grand car elle a participé à Drag Race France. Toi qui es dans le milieu depuis quelques années, est-ce que tu as remarqué un changement, un basculement quand Drag Race est arrivé en France ? Est-ce que tu as l’impression que ça a ouvert des portes à des univers queer et drag dans le cinéma ?
F.GOUËLOU : Je pense que c’est un vrai évènement qu’à la télévision il y ait une émission de drag suivie par sept millions de téléspectateurs. En termes de visibilité, c’est vraiment hors temps, on a vu un personnage de drag queen dans Plus belle la vie juste avant Drag Race, donc c’est sûr qu’en termes de représentation, les choses bougent.
Malgré tout, je n’ai pas l’impression que depuis Drag Race il y ait eu tant de fictions françaises sur le drag. Je pense que [le drag] ouvre des portes dans la vie des gens, mais qu’il y a encore sans doute un chemin à faire au cinéma. C’est encore difficile aujourd’hui, il y a des financeurs qui sont convaincus de la légitimité de filmer les univers queer.
Mais en bout de chaîne c’est plus difficile de convaincre les exploitants, les directeur·ices de salles, qu’il y a bel et bien un public en région et qu’un objet queer peut intéresser des personnes non-queer. On s’est quand même heurtés à ça avec Trois nuits par semaine. Médiatiquement, le film a été très accompagné, le film a été financé, il a été soutenu. Mais dans les salles il y a encore un travail à faire pour convaincre que le public peut être au rendez-vous d’un objet queer.
En ce qui concerne le film en lui-même, comment t’es venue l’idée d’une narration non-linéaire ?
F.GOUËLOU : Le film m’a intéressé du point de vue du montage. On a tourné pendant dix-huit jours sur un mois, en équipe très réduite avec une personne à l’image, Pauline Doméjean, et une personne au son, Anouk Meissner. Au montage on s’est rendus compte qu’une narration linéaire ne tenait pas. C’était trop abstrait de faire le suspens du show pour qu’à la fin il y ait une narration plus classique qu’on voit dans les films de sport : entraînement, match, entraînement, tournoi final. Là, ça ne marchait pas. Donc avec le monteur on a décidé que c’était nécessaire de faire des allers-retours dans le temps.
Le film est construit comme un souvenir. Il commence par les saluts puis on revient en arrière, un mois plus tôt. Et plus il avance plus on est libres de faire des allers-retours dans le temps. Je voulais travailler sur tout ce qui fait un instant, tout ce qu’une seconde contient.
Si on détaille que pour telle performance, il y a la coiffure de la perruque, le montage son de la performance, la répétition, la préparation de la tenue, et qu’on a pris le temps de montrer ça, et bien quand on voit la performance ensuite, l’œil est sensible à tous ces détails. Il faut à la fois attirer l’attention du spectateur sur ce qui fait une performance et à la fois dans le montage, en mélangeant les temps, raconter toutes les couches de temps qui font un instant. C’est la première fois que je fais ça dans un film. Ce n’est pas si courant en documentaire, car on a pris de grandes libertés sur la chronologie.
L’enjeu c’était aussi de trouver l’équilibre entre la Flèche d’or et l’art du drag. On a essayé de montrer que pendant les répétitions les activités continuent. Il ne fallait pas que l’un soit un à-côté de l’autre. C’est vraiment un film sur la simultanéité, en termes de mise en scène en tout cas.
Entretien mené par Lou Le Bail et Margot Costa lors du Festival Chéries-Chéris 2024